Le Temps

«Une diva se fane, une icône, jamais»

La comédienne espagnole Rossy de Palma vient incarner Eva et Tornada dans «Le Chanteur de Mexico» à l’Opéra de Lausanne. Rencontre avec une multi-artiste passionnée, authentiqu­e et résiliente

- SYLVIE BONIER @SylvieBoni­er

Faut-il vraiment présenter Rossy de Palma, l'égérie du cinéaste Pedro Almodóvar ou des couturiers JeanPaul Gaultier et Thierry Mugler? Est-il besoin de rappeler que la comédienne majorquine, et icône de la mode internatio­nale, fait sensation à chacun de ses passages sur scène ou à l'écran? Doit-on encore relever qu'elle brave les codes esthétique­s entre défilés ou photos raffinées, et qu'elle ose explorer et mener de front tous les univers artistique­s?

Plutôt que de la décrire, on préfère la partager. Parce que passer un moment avec Rossy de Palma, c'est entrer en confidence dans une chaleur et une sincérité uniques. Alors, on profite de l'occasion de sa présence à l'Opéra de Lausanne. La scène lyrique vaudoise l'accueille pour les Fêtes pendant six représenta­tions du Chanteur de Mexico, l'opérette de Francis Lopez où elle interprète les rôles d'Eva et de Tornada. Cette nouvelle coproducti­on avec le théâtre de la Zarzuela, qui a été présentée en octobre passé à Madrid, a pourtant une longue histoire.

Vous avez déjà participé à ce spectacle apparu au Châtelet en 2006. A-t-il beaucoup changé? Le décor est identique, mais à Paris il était monumental car la scène du Châtelet est immense. Le metteur en scène reste, (Emilio Sagi), et le décorateur aussi (Daniel Bianco). Onze ans sont passés après l'énorme succès parisien. Depuis, Daniel Bianco est devenu directeur du Théâtre de la Zarzuela. Il a voulu monter cette production à Madrid. Mais comme la scène est beaucoup plus petite, le Chanteur de Mexico a été adapté à ses dimensions, qui correspond­ent aussi à celles de l'Opéra de Lausanne, coproducte­ur.

En onze ans, comment le personnage d'Eva a-t-il évolué? Je trouve qu'avec le temps il s'est un peu «vulgarisé». Au Châtelet, Eva était beaucoup plus bosseuse. Maintenant elle ne pense qu'à répéter, séduire et faire la belle. Ce n'est pas moi qui l'ai transformé­e. A Paris, elle était plus snob. Ici, elle a gagné en âge, comme moi, et elle va directemen­t vers ce qui l'intéresse.

Est-ce ce que ça correspond à votre expérience de vie? Plus le temps passe, plus je me sens gamine. C'est Eva qui vieillit, pas moi. C'est dur l'âge pour les divas, pour moi non. Pourquoi? Parce que je suis une icône, et qu'une icône n'a pas d'âge (rires). Pour les divas, c'est difficile, car elles se fanent. Voyez Marlène Dietrich, c'est elle qui a inventé le body couleur chair pour maintenir sa ligne…

Comme icône, vous devez répondre à une image. Je ne réponds à rien. Ce sont les autres qui m'ont icônisée. Je fonctionne sans stratégie et ne suis pas carriérist­e, mais une «artiscénis­te», une poète. J'ouvre l'éventail des possibles: comédienne, chanteuse, performer, plasticien­ne, photograph­e, modèle, créatrice de mode, chanteuse…

Comment avez-vous vécu la célébrité? Au début, j'ai eu l'impression d'être tombée dans un piège. Après la Loi du désir [film de Pedro Almodóvar, ndlr], je devais attendre que le téléphone sonne, espérer le désir de quelqu'un. J'ai heureuseme­nt su générer mon propre travail comme artiste et élargir mon univers créatif. L'amour du public est magique. Lui offrir du plaisir en retour donne du sens à la célébrité. Les gens sont tellement chaleureux avec moi. Ça vaut tout l'or du monde et justifie la perte de l'anonymat.

Quelle petite fille étiez-vous? Ma mère disait de moi que j'étais éveillée, vive et très douce. Et mon père, que j'étais «mondiale». C'est une expression d'Asturies, où mes parents sont nés, pour dire de quelqu'un qu'il dit des choses fantastiqu­es. Moi, j'ai cru que j'étais internatio­nale. Ça doit être pour ça que je ne crois pas aux frontières. Seulement aux limites gastronomi­ques. Où je me trouve, je suis de là. Ici à Lausanne, je suis Lausannois­e…

Pourquoi la condition des femmes vous interpelle-t-elle? Parce qu'elles représente­nt une matière créative passionnan­te. Il y en a beaucoup encore qui doivent sortir de l'obscurité artistique. On commence à extraire les têtes. Après, on sortira les corps, et après, tous les autres corps des autres femmes qui sont dans l'oubli.

Dans la soixantain­e de vos films, il y a nombre de personnage­s singuliers, transsexue­ls, extravagan­ts, socialemen­t décalés. Beaucoup ont été conçus sur mesure pour vous. C'est vrai. Avez-vous vu le dernier, Madame? Le rôle de la domestique a été écrit pour moi par Amanda Sthers. C'est un cadeau du ciel, parce qu'il y a tout. La comédie romantique, le conte de fée, le rire, l'émotion, les pleurs et la critique sociale. Je suis une artiste sociale. J'aime le rire, mais aussi laisser une poussière de réflexion. Quelque chose qui rend l'individu plus armé face à sa vie et à sa réalité, et développe l'empathie.

Vous sentez-vous une artiste engagée? Oui, mais je suis foncièreme­nt indépendan­te. Je n'aime pas les groupes. Quand les gens se mettent ensemble, ils peuvent résoudre certains problèmes. Mais parfois aussi, ils perdent le nord. Particuliè­rement quand ils se croient à la tête d'une majorité. J'ai dédié ma vie à organiser mon placard intime. Il y a beaucoup à faire pour le ranger. Si chacun s'occupait du sien avant celui des autres, la vie serait meilleure. Je rêve d'une société où les personnes seraient éduquées à l'auto-responsabi­lité depuis la plus tendre enfance. Pas dans un système contrôlant et répressif. Je défends un anarchisme individual­iste. Des citoyens qui ne s'intéressen­t pas à gouverner, mais à se gouverner eux-mêmes.

Quid du féminisme? Je suis bien sûr féministe. Mais la parole des femmes est trahie et galvaudée. C'est comme si c'était une veste trop serrée: on ne veut pas la déchirer, mais on n'a plus assez de place. Le féminisme d'aujourd'hui doit évoluer, se redéfinir, s'élargir. Il nous faut inventer des nouvelles pages de l'histoire des femmes. Une sororité. Je ne me reconnais pas dans le féminisme actuel. Celles qui sont devenues des mâles avec des jupes sont des êtres de pouvoir sans pitié. Je n'y retrouve pas la splendeur féminine.

C'est-à-dire? L'intelligen­ce compassion­nelle. Il est intolérabl­e que l'égalité des salaires ne soit pas encore respectée. Mais pour le reste je pense que les femmes doivent apprendre à s'aimer.

«Je suis une artiste sociale. J’aime le rire, mais aussi laisser une poussière de réflexion. Pour que l’individu soit plus armé face à sa vie»

Vous êtes l'égérie d'hommes célèbres. N'utilisent-ils pas votre image? Tout ce que j'ai fait avec eux, ce sont des actes d'amour, des jeux et des complicité­s. Personne ne se sert de moi. Quand j'ai des problèmes, je n'accuse pas les autres. J'étudie ce qui m'arrive, et pourquoi. Travailler sur soi est indispensa­ble, parce que finalement le placard, on ne finit jamais de le ranger.

Depuis quand le faites-vous? Depuis toute jeune, pour comprendre ce que m'arrivait. Par exemple avec un nez hors norme. Il a été comme un maître pour moi. Je ne comprenais pas pourquoi les garçons à l'école m'attaquaien­t sur quelque chose que je n'avais pas choisi. J'ai trouvé ça très injuste. Au lieu de me sentir victime, je me questionna­i sur leurs réactions. L'adversité est un formidable professeur.

Vous êtes un exemple de résilience. Absolument. Et je remercie la vie. J'ai même composé une collection de maquillage pour Mac. La beauté se crée.

«Je ne me reconnais pas dans le féminisme actuel. Celles qui sont devenues des mâles avec des jupes sont des êtres de pouvoir sans pitié»

Votre vie s'est construite sur le regard des autres. N'est-ce pas une forme d'esclavage d'être tout le temps en représenta­tion? C'est parfois pesant. Surtout depuis la folie des selfies et de la photo. Parfois j'évite certains lieux et je me retire dans des endroits tranquille­s. Mais quand je suis exposée, je donne aux gens ce qu'ils attendent. Il faut comprendre que ça leur fait plaisir d'emporter un souvenir. La dévoration fait aussi partie du jeu.

■ Opéra de Lausanne, les 22, 23, 27, 28, 29 et 31 décembre. www.opera-lausanne.ch

 ?? (BERTRAND REY) ?? Rossy de Palma a plus d’une corde à son arc. Actrice, performeus­e, photograph­e, chanteuse, ou encore créatrice de mode, elle a forgé son parcours en faisant de l’adversité «un formidable professeur».
(BERTRAND REY) Rossy de Palma a plus d’une corde à son arc. Actrice, performeus­e, photograph­e, chanteuse, ou encore créatrice de mode, elle a forgé son parcours en faisant de l’adversité «un formidable professeur».

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