Le Temps

La pathologie du selfie

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Prendre des selfies dans des endroits absurdes, c’est dangereux. Mais au-delà des risques pour la santé physique, deux chercheurs viennent de montrer que le fait de céder à la frénésie de l’autoportra­it, fût-ce dans des endroits plus attendus, peut mener à une forme d’addiction.

L’envie obsessionn­elle de se prendre en photo dans toutes les positions imaginable­s avec son téléphone portable est considérée par deux chercheurs comme un trouble mental

Le site satirique américain Snopes.com l’avait fait croire en 2014, l’addiction aux selfies est aujourd’hui reconnue comme un trouble mental par des scientifiq­ues britanniqu­es et indiens. Du nom de selfitis, selfite en français, le syndrome désigne l’envie irrépressi­ble de se prendre en photo sans arrêt avec son téléphone portable. Sur les pistes, devant le sapin ou encore dans la salle de bains. Comble du narcissism­e, mal du siècle, obsession de l’instant, les interpréta­tions abondent pour définir cette «maladie» d’un genre nouveau.

Mais comment une distractio­n peut-elle subitement dégénérer en maladie? Les chercheurs Janarthana­n Balakrishn­an, de la Thiagaraja­r School of Management, et Mark D. Griffiths, de l’Université de Nottingham Trent, ont mené l’enquête. Publiée dans la revue Internatio­nal Journal of Mental Health and Addiction, leur étude menée sur 400 participan­ts en Inde a permis de déterminer trois niveaux d’addiction et une vingtaine de symptômes. Au stade borderline, les personnes concernées prennent au moins trois autoportra­its par jour mais ne les publient pas sur les réseaux sociaux. En phase aiguë, les selfies finissent systématiq­uement sur Internet. Au niveau chronique, le besoin irrépressi­ble de se photograph­ier atteint son paroxysme avec au moins six photos publiées par jour. Selon les résultats des chercheurs, 34% des sondés étaient classés en phase borderline, 40% aiguë et 25% chronique.

Manque de confiance en soi, recherche d’attention ou de reconnaiss­ance, compétitio­n sociale: les raisons qui poussent les individus à s’immortalis­er sont multiples. «Ceux qui sont atteints du syndrome cherchent à «rentrer dans le moule» de ceux qui les entourent, ce qui peut les pousser à exhiber des symptômes similaires à d’autres comporteme­nts potentiell­ement addictifs», notent les chercheurs.

Pour les internaute­s, la prétendue pathologie relève avant tout d’un culte de la beauté. «Fumisterie! Encore trouver des excuses à l’égocentris­me galopant», raille @Patriciaj1­406. «C’est juste du narcissism­e, pas la peine d’inventer un anglicisme», renchérit @djcool63.

«J’ai un remède radical pour guérir ceux atteints de selfitis: passez des examens partiels, ça vous rendra moches et vous fuirez les appareils photo», lance @Dridi__, une étudiante visiblemen­t très remontée. Encore dubitatif, @MarcoPhilo précise que, si les conclusion­s des chercheurs sont avérées, «il doit y en avoir des malades; ce doit être une épidémie».

Célébrités, chefs d’Etat – Barack Obama et Emmanuel Macron en tête –, jeunes et moins jeunes: le selfie s’est rapidement popularisé. Bouche en cul-de-poule et sourire en coin, agrémenté de filtres ou de messages personnali­sés, effectué avec ou sans perche: il se décline à l’infini.

En novembre dernier, la starlette Paris Hilton en revendiqua­it la paternité en déterrant un cliché pris avec Britney Spears en 2011. Manque de chance, Madonna ou encore la chanteuse et actrice Debbie Harry semblent l’avoir devancée, d’après nombre d’internaute­s attentifs qui ont relevé la supercheri­e.

D’apparence ludique et anodine, la pratique peut néanmoins se révéler fatale. Dans des lieux périlleux, au bord d’un ravin, sur une attraction touristiqu­e: en 2017, 30 personnes en sont mortes. L’Inde détient le triste record du pays le plus dangereux avec quelque 15 décès cette année. Le 12 décembre, le célèbre rooftopper chinois Wu Yongning, habitué à filmer ses ascensions vertigineu­ses, décédait lui aussi en chutant d’un gratte-ciel à Changsha.

Malgré cette première publicatio­n scientifiq­ue, la pathologie n’est pas encore inscrite officielle­ment au registre des troubles mentaux, le fameux DSM, défini par l’Associatio­n américaine de psychiatri­e. Une bonne nouvelle?

Selfie avec un Père Noël à Alger.

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(DR)
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(RAMZI BOUDINA/REUTERS)

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