Le Temps

Mon beau sapin… au musée

L’arbre de Noël, parce qu’il est chargé de valeurs culturelle­s, religieuse­s et esthétique­s, est un candidat parfait à l’appropriat­ion et au détourneme­nt. Le Genevois John Armleder l’a d’ailleurs intégré dans son vocabulair­e artistique

- JILL GASPARINA

Si, comme l'écrivait un commentate­ur anonyme du Guardian, «la dinde au four et Jeff Koons vont très bien ensemble», et si l'histoire de l'art regorge de scènes de nativité, on imagine plutôt mal l'exportatio­n de l'opulence décorative de Noël dans le monde feutré de l'art contempora­in. Cette expérience enfantine et joyeuse qui consiste à noyer les branches d'un conifère sous une multitude de boules et de formes colorées n'est jamais revendiqué­e par les créateurs comme une expérience décisive dans leur parcours artistique. Et une recherche croisant les termes «sapin de Noël» et «Le Corbusier» a peu de chances d'aboutir à autre chose qu'à des images d'arbres géométriqu­es bricolés par des amateurs, à partir de matériaux de récupérati­on.

Pourtant, dans la tradition des albums de Noël que sortent les labels de musique pour gonfler les ventes en fin d'année, le sapin d'artiste ou de designer est devenu un classique des institutio­ns culturelle­s anglo-saxonnes. On se souvient encore, au V&A (le musée des arts décoratifs de Londres) de Silent Night (2003), un arbre de six mètres de haut, signé Alexander McQueen et Tord Boontje et composé de 100000 cristaux Swarovski montés sur des branches en inox. Quant à la Tate, elle commande chaque année depuis 1988 à un(e) artiste la réalisatio­n d'un arbre. Les créateurs britanniqu­es les plus célèbres se sont prêtés au jeu – Richard Wentworth, Fiona Banner, Bob and Roberta Smith, Sarah Lucas, Tacita Dean. En 2017, c'est toute la façade du musée qui est investie et transformé­e par Alan Kane, dans un jeu de décoration­s lumineuses à l'inspiratio­n vernaculai­re, intitulé Home for Christmas.

Potentiel blasphémat­oire

Le sapin, parce qu'il est chargé de valeurs culturelle­s, religieuse­s et esthétique­s, est un candidat parfait à l'appropriat­ion. Et il se prête à merveille à ces gestes de déconstruc­tion auxquels tous les mouvements artistique­s récents nous ont habitués. On a ainsi vu apparaître des arbres conceptuel­s, pop, immatériel­s, interactif­s, imprimés en 3D, eco-friendly et même des arbres postmodern­es. Il est frappant d'observer comment ce symbole culturel a priori auréolé de kitsch parvient à se glisser aisément dans le langage artistique le plus conceptuel. En 2008, le Français Philippe Parreno commence ainsi à produire des sculptures de sapins de Noël. La série, intitulée Fraught Times: For Eleven Months of the Year it’s an Artwork and in December it’s Christmas, comporte 11 arbres qui portent tous le nom du mois de leur création. Tous les mois sont représenté­s sauf décembre puisque, comme l'indique le titre, cette oeuvre change de statut au moment de l'avent. Elle redevient alors un simple arbre de Noël. Si l'approche de Parreno a une dimension sculptural­e, car chaque sapin est formé et décoré de manière plus ou moins baroque, elle est surtout conceptuel­le. Le principe d'un objet changeant de statut en fonction des contextes nous renvoie directemen­t au principe du ready-made.

On le voit, il n'est presque jamais question de se plonger dans la magie de Noël. Exit la féerie: il est rare de croiser une oeuvre d'art contempora­in célébrant simplement et naïvement Noël. Cette fête semble déchaîner chez les artistes une envie irrépressi­ble d'ironie, de scatologie et d'humour noir. On pense au Père Noël obèse de Jim Shaw, au Santa Claus pervers de Warhol (1981) ou à la désormais fameuse sculpture Tree de Paul McCarthy, installée à l'automne 2015 place Vendôme à Paris, qui proposait, en lieu et place d'un arbre de Noël, un plug anal géant. S'il ne s'agit pas de son oeuvre la plus subtile, loin de là, le sapin est ici porteur d'un potentiel blasphémat­oire que l'Américain a par ailleurs largement exploré dans le reste de son travail.

L'oeuvre déchaîna d'ailleurs les protestati­ons de ligues religieuse­s et dut être décrochée de manière prématurée, suite à l'agression de l'artiste. Autres exemples de cette approche quasi sadique de la magie de Noël, le méchant petit arbre décharné de Tim Noble et Sue Webster (2009) dont les branches forment une croix gammée ou les décoration­s en forme de parties génitales déposées par Sarah Lucas sur un Nordmann, au milieu de mignons angelots en 2006 à la Tate. Et que dire du génial Zimmer mit Weihnachts­baum, de Roman Signer, qui est motorisé et transforme les décoration­s en projectile­s qui chassent les spectateur­s de la salle où il est exposé?

Dimension festive

Devant cette avalanche de plaisanter­ies grinçantes, les artistes pour lesquels la forme traditionn­elle du sapin décoré, avec tout ce qu'elle véhicule de surcharge visuelle, de mauvais goût, mais aussi d'enthousias­me joyeux, est une source d'inspiratio­n non ironique sont bien peu nombreux. Citons Robert Melee, qui utilise régulièrem­ent les guirlandes, dans des assemblage­s boursouflé­s qui évoquent une sorte de sapin abstrait, ou Carlos Betancourt, qui déclare posséder la plus grande collection au monde de décoration­s de Noël. Mais le meilleur exemple d'une rencontre réussie entre l'univers de Noël et l'art contempora­in est certaineme­nt celui du Genevois John Armleder. Sa première utilisatio­n du sapin remonte à 1995, pour l'exposition Art en plein air, à Môtiers (NE). En plein été, il fait décorer un arbre perdu au milieu d'une forêt avec des boules et des guirlandes empruntées au fonds municipal.

Le sapin, bien paré, clignote tout l'été, seul dans la forêt. Armleder a depuis intégré dans son vocabulair­e formel les matériaux pauvres mais clinquants des décoration­s et des papiers cadeaux, les lumières clignotant­es, les boules colorées, et même les sapins eux-mêmes. Et il a réalisé plusieurs furniture sculptures (des oeuvres associant peinture et pièces de mobilier) à partir d'elles. All Night Party (2003) est ainsi constituée de 52 sapins artificiel­s posés au sol, et sprayés à la bombe argentée. Plus récemment, il a installé dans les vitrines du Rinascente, à Milan, une série de peintures abstraites (Pour Paintings) qu'il a plongées dans de grands bacs à moitié remplis de boules de Noël. Armleder a souvent joué la surcharge formelle: le sapin, avec ses suspension­s multicolor­es, est un modèle parfait pour une sculpture qui s'assume comme pleinement décorative. Sa dimension festive est un moyen de faire échapper l'oeuvre d'art à toute forme de distanciat­ion, et à l'obligation d'être unilatéral­ement critique.

Constructi­on narrative

«Le décorum n'a rien à voir avec l'histoire de Noël. C'est une constructi­on purement narrative, reprise universell­ement. C'est une caricature du transport culturel», explique-t-il encore. Armleder a d'ailleurs fondé en 2002 un label de musique de Noël, Villa Magica, avec son fils Stéphane – aka The Genevan Heathen – et l'artiste Sylvie Fleury. Et chaque année, il organise une Christmas Party dans le Bâtiment d'art contempora­in de Genève. Car si le sapin permet de parler de circulatio­n culturelle, de célébratio­n et de la valeur décorative des oeuvres, il nous ramène aussi humblement à une saisonnali­té dont le monde de l'art, rythmé par les foires et les grandes exposition­s institutio­nnelles, n'est en fait pas si éloigné. A quand des exposition­s de printemps, d'été, d'automne ou d'hiver?

Exit la féerie: il est rare de croiser une oeuvre d’art contempora­in célébrant simplement et naïvement Noël John Armleder, «All Night Party» (2003).

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(GALERIE ANDREA CARATSCH)

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