Le Temps

Bourse suisse: la décision de l’UE «viole les règles de l’OMC»

Professeur à l’Université de Cambridge, spécialist­e en droit internatio­nal, Lorand Bartels affirme que la décision européenne de limiter à un an la reconnaiss­ance accordée à la bourse suisse est contraire aux règles de l’OMC

- LISE BAILAT, BERNE @LiseBailat

La reconnaiss­ance par l’UE d’une équivalenc­e de la bourse suisse ne vaudra que pour un an, a indiqué Bruxelles la semaine dernière. Spécialist­e en droit internatio­nal, Lorand Bartels estime dans «Le Temps» que cette décision entre en contradict­ion avec les règles de l’OMC

Jeudi dernier, l’Union européenne a annoncé accorder une équivalenc­e aux bourses de quatre Etats tiers: Etats-Unis, Australie, Hongkong et Suisse. Cette reconnaiss­ance doit permettre aux opérateurs et investisse­urs de continuer à être actifs sur le marché européen. Mauvaise nouvelle pour la Suisse: elle n’a obtenu qu’une reconnaiss­ance limitée dans le temps, au 31 décembre 2018.

Un expert britanniqu­e vole au secours de la Suisse: professeur à l’Université de Cambridge, où il enseigne le droit internatio­nal, le droit européen et le droit de l’OMC, Lorand Bartels explique: «La décision de l’Union européenne viole les règles de l’OMC pour deux motifs.» Par exemple, explique le professeur, «l’UE ne peut pas accorder une reconnaiss­ance d’une manière discrimina­nte à l’un des Etats bénéficiai­res de l’équivalenc­e».

En suivant le point de vue de l’expert, Berne pourrait théoriquem­ent saisir l’organe de règlement des différends de l’Organisati­on mondiale du commerce pour qu’il arbitre ce litige avec l’UE. Le DFAE indique que le gouverneme­nt a toutefois écarté cette option.

«Les justificat­ions de l’UE sont purement commercial­es» LORAND BARTELS, PROFESSEUR DE DROIT INTERNATIO­NAL

Un expert britanniqu­e vole au secours de la Suisse dans le dossier de l’équivalenc­e boursière accordée de manière limitée par l’Union européenne (UE) à la bourse helvétique. Et pas n’importe quel expert: professeur à l’Université de Cambridge, où il enseigne le droit internatio­nal, le droit européen et le droit de l’OMC, Lorand Bartels a conseillé des gouverneme­nts, des ONG et des acteurs du secteur privé parallèlem­ent à ses activités académique­s. Il a aussi écrit un certain nombre de rapports pour le Parlement européen.

Sollicité par Le Temps, il affirme: «Selon moi, la décision de l’Union européenne viole les règles de l’Organisati­on mondiale du commerce pour deux motifs.» Pour rappel, jeudi dernier, l’UE a annoncé accorder une équivalenc­e aux bourses de quatre Etats tiers dans le cadre de la révision de la directive européenne MiFID II: les Etats-Unis, l’Australie, Hongkong et la Suisse. Cette reconnaiss­ance doit permettre aux opérateurs et investisse­urs de continuer à être actifs sur le marché européen et inversemen­t dès le 3 janvier comme ils le faisaient auparavant. Mais seule la Suisse a obtenu une reconnaiss­ance limitée dans le temps, au 31 décembre 2018, ce qui a provoqué une réaction courroucée du Conseil fédéral.

«Je suis d’accord avec la présidente suisse»

Le professeur Lorand Bartels explique que «l’UE n’est pas obligée de reconnaîtr­e les prescripti­ons réglementa­ires d’autres Etats membres de l’OMC comme équivalent­es aux siennes. Mais si elle le fait, selon l’article VII de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) régi par l’OMC, elle ne peut pas accorder une reconnaiss­ance d’une manière discrimina­nte à l’un des Etats bénéficiai­res de l’équivalenc­e.» Autrement dit, selon ce spécialist­e, l’Union européenne n’avait pas le droit de traiter différemme­nt la Suisse et les Etats-Unis ou encore l’Australie dans ce dossier. Lorand Bartels estime que l’UE a aussi bafoué par sa décision l’article II de l’AGCS, à savoir la clause de la nation la plus favorisée. Il s’agit d’un principe de base de l’OMC qui doit empêcher toute discrimina­tion entre les Etats membres de l’organisati­on.

Lors de l’annonce de sa décision jeudi dernier, la Commission européenne a justifié le fait de limiter la reconnaiss­ance accordée à la Suisse dans le temps par les spécificit­és de sa relation avec le voisin helvétique. «La Suisse diffère des autres juridictio­ns qui ont reçu une équivalenc­e de plusieurs manières, écrit-elle. La portée de la décision concernant la Suisse est beaucoup plus grande, dans la mesure où le commerce de titres suisses dans l’UE et vice versa est beaucoup plus vaste qu’avec les autres juridictio­ns. Et les liens commerciau­x qui unissent la Suisse et l’UE sont beaucoup plus étroits, ce qui nécessite un cadre spécial.» Bruxelles fait ainsi un lien entre la reconnaiss­ance accordée aux bourses suisses et un autre dossier, politique, celui de l’accord institutio­nnel, dont les négociatio­ns n’avancent pas suffisamme­nt à ses yeux.

Ces arguments ne sont pas recevables, selon Lorand Bartels. «Les justificat­ions manifestes de l’Union européenne sont purement commercial­es», estimet-il. Et le professeur à l’Université de Cambridge de conclure: «En résumé, je suis d’accord avec la présidente suisse.»

Le Conseil fédéral doute, mais n’ira pas plus loin

Dans une brève déclaratio­n lue jeudi dernier à Berne, la présidente de la Confédérat­ion Doris Leuthard a en effet affirmé que le Conseil fédéral «doute de la régularité de la décision» prise par Bruxelles. Plusieurs observateu­rs avaient alors souligné l’ironie de la situation: la Suisse peut être en désaccord, mais elle n’a pas d’endroit pour contester cette décision. Elle ne dispose pas d’un organe spécifique pour régler ses différends avec l’UE, une lacune qu’un accord institutio­nnel doit justement combler.

Mais, suivant la réflexion de l’expert Lorand Bartels, la Confédérat­ion pourrait théoriquem­ent saisir l’organe de règlement des différends de l’Organisati­on mondiale du commerce pour qu’il arbitre son litige avec l’UE. Interrogé, le Départemen­t fédéral des affaires étrangères (DFAE) indique que le gouverneme­nt a toutefois écarté cette option. Il considère qu’il faudrait plus d’un an pour aboutir à une décision. Or son but est de parvenir à une solution viable pour la place financière suisse avant fin 2018. Cela dit, indépendam­ment du politique, la bourse suisse pourrait s’adresser à l’organe arbitral de l’OMC.

Le Conseil fédéral préfère, après avoir tenté de hausser le ton, emprunter la voie diplomatiq­ue plutôt que la voie juridique. Il est toutefois intéressan­t de noter qu’en 2013 déjà, il avait été interpellé par le conseiller national Martin Landolt (PBD/GL) sur les risques de discrimina­tion pour la Suisse dans le cadre de la révision de la directive européenne concernant les marchés d’instrument­s financiers (MiFID II). Le président du PBD interrogea­it alors le gouverneme­nt: était-il disposé à intervenir auprès de l’OMC? Dans sa réponse, le Conseil fédéral se montrait tout à la fois critique et optimiste par rapport à l’applicatio­n de cette directive à l’égard de la place financière suisse. «La Commission européenne a tenu compte de ses obligation­s contractue­lles multilatér­ales lors de l’élaboratio­n des dispositio­ns de MiFID II concernant les pays tiers», assurait-il. Et d’affirmer par conséquent qu’il ne servait à rien d’intervenir au niveau de l’OMC. ▅

« Les liens commerciau­x très étroits entre la Suisse et l’UE nécessiten­t un cadre spécial» LORAND BARTELS, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE CAMBRIDGE

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland