Le Temps

Le film d’une autre vie

La réalisatri­ce genevoise Maryam Goormaghti­gh a vu son premier long-métrage, «Avant la fin de l’été», sélectionn­é par une section parallèle du plus grand festival de cinéma du monde. Ce «road movie» entre documentai­re et fiction tourné en France lui a per

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

La réalisatri­ce genevoise Maryam Goormaghti­gh explique comment son premier long-métrage, Avant la fin de l’été, projeté sur les écrans prestigieu­x du Festival de Cannes lui a permis de se reconnecte­r avec l’Iran et la culture de sa mère.

Je ne sais plus quel réalisateu­r a dit qu’un cinéaste avait deux naissances, le jour de sa venue au monde et la première fois qu’un de ses films est montré au Festival de Cannes… Est-ce vraiment le cas? Avant d’y aller moi-même en mai dernier, je ne me rendais pas compte à quel point Cannes était important. Tout le monde pensait que j’y présentais mon premier film, alors que j’ai réalisé Avant la fin de l’été après d’autres projets, dont certains duraient près d’une heure. Mais celui-là est mon premier long-métrage officiel, et aussi le premier à sortir en salles. C’est étrange: tant qu’on n’a pas tourné de long-métrage, le milieu du cinéma ne nous prend pas vraiment au sérieux. J’ai des amis qui ne font que des courts, des choses incroyable­s, mais ils ne sont pas considérés. C’est dur. En ce qui me concerne, Avant la fin de l’été m’a confortée dans l’idée qu’on peut travailler très librement et avec peu de financemen­t.

A l’origine du film, il n’y a pas eu d’idée, mais une rencontre avec trois étudiants iraniens installés à Paris, Arash, Ashkan et Hossein, conjuguée à un désir de me reconnecte­r à la culture de ma mère. J’ai croisé la route de ces trois garçons alors que j’étudiais depuis deux ans le persan à l’Institut national des langues et civilisati­ons orientales. J’avais alors une sorte de lassitude; cela faisait près de cinq ans que j’écrivais un long-métrage de fiction, sans arriver à aboutir à quelque chose de concret. Mais j’avais besoin de tourner et, de rage, je me suis acheté une petite caméra. Une amie, qui est aussi cinéaste, m’a alors demandé pourquoi je m’embêtais encore à écrire puisque j’avais sous la main trois super personnage­s. «Filmeles!» m’a-t-elle dit. Et c’est ce que j’ai fait. J’ai commencé à les filmer dans nos soirées parisienne­s et, petit à petit, c’est devenu comme un rituel, ça m’a permis de gagner leur confiance. Il y a des cinéastes doués pour trouver d’abord un sujet et ensuite un moyen de l’illustrer; là, c’est la démarche inverse. Je rencontre trois personnes et à travers des thèmes surgissent.

D’amis à personnage­s

Le tournage à proprement parler n’a duré que deux semaines, durant lesquelles nous sommes partis sur les routes de France. J’avais 17 000 francs, reçus de la maison de production genevoise Sunny Independen­t Pictures, en plus de mon investisse­ment personnel, à savoir une voiture achetée sur Le Bon Coin pour le tournage, ainsi que mon propre matériel audiovisue­l. Une amie assistante réalisatri­ce m’a secondée en conduisant une deuxième voiture. Au total, nous n’étions donc que cinq. Plus tard, nous avons eu des aides pour le montage de la part du Cinéforom et de la RTS. Et comme le film est une coproducti­on à parts égales, nous avons également obtenu, en France, le soutien du CNC, du CNAP et de fonds régionaux. Au festival Les Entrevues de Belfort, nous avons en outre gagné un prix d’aide à la postproduc­tion doté de prestation­s en nature. Nous avons ainsi pu bénéficier d’un mixage et d’un étalonnage profession­nels. Le mixage son a été réalisé par Dominique Gaborieau, lauréat de trois Césars. Ça a été incroyable de pouvoir terminer le film dans des conditions aussi confortabl­es alors qu’on l’avait commencé un peu à la sauvage, après avoir essuyé plusieurs refus et connu pas mal de difficulté­s.

A la suite de ma rencontre avec Arash, Ashkan et Hossein, je suis allée pour la première fois en Iran. Grâce à cette aventure, plus qu’un simple film, c’est toute une vie qui bascule. J’ai passé trois ans à les filmer sans d’abord imaginer réaliser un film; ils sont devenus mes amis, avant de devenir mes personnage­s. Ils se sont habitués progressiv­ement à la caméra, il n’y a pas eu de résistance. Quand ils ont finalement découvert Avant la fin de

l’été, ils ont été surpris de retrouver des moments durant lesquels ils ne s’étaient pas rendu compte que je les filmais. On était dans la vie, pas dans un film. Quand je leur ai proposé une rencontre avec deux filles, deux musicienne­s, ce qui en découle est réel. L’amourette entre Charlotte et Ashkan, c’est la réalité. Même si la rencontre est provoquée, orchestrée, il s’agit bien de leurs sentiments; eux-mêmes étaient d’ailleurs étonnés. D’un côté ils jouent, de l’autre ils se laissent aller. Le côté fiction s’est surtout construit au montage à partir des 70 heures de rushes qu’on avait accumulées.

Première à Cannes

A Cannes, Avant la fin de l’été a été projeté en ouverture de l’ACID, section parallèle gérée par l’Associatio­n du cinéma indépendan­t pour sa diffusion. Les gens qui suivent sa programmat­ion savent qu’ils verront des ovnis, des projets hybrides. Le soir de la première, parmi les 350 spectateur­s, il devait y avoir environ 300 exploitant­s de salles, ce qui est extraordin­aire, car la plupart d’entre eux ont ensuite programmé le film. Cannes, ça a été pour nous un vrai travail, un travail fatigant; je n’étais ni particuliè­rement exaltée, ni en train de faire la fête. On a été très conscienci­eux, on répondait aux interviews, on faisait des photos. En gros, ce film, c’est du travail non-stop depuis quatre ou cinq ans. Rencontrer des journalist­es était quelque chose de nouveau, comme le fait d’avoir une attachée de presse. Expliquer le film, raconter une histoire autour de son élaboratio­n, savoir romancer sa genèse, ça a été un apprentiss­age. Depuis, j’ai un peu l’impression de m’être transformé­e en perroquet. A Cannes, j’ai appris énormément de choses sur le milieu du cinéma, sur la façon dont on vend un film pour essayer de faire des entrées et la manière dont on construit une bande-annonce. Parfois, ça a aussi été un combat, car je ne voulais pas qu’on fasse de ce film ce qu’il n’était pas, notamment par rapport à l’Iran. Je n’ai pas fait un film-sujet, ni une oeuvre politique.

Ashkan, qui travaille à Paris dans la photo de mode, était déjà venu à Cannes. Lorsqu’on a pu, un soir, monter les marches, il reconnaiss­ait beaucoup de photograph­es, c’était drôle. Hossein connaissai­t aussi le festival car il avait animé une émission qui suivait l’actualité des Iraniens sur la Croisette. Pour Arash, par contre, c’était une vraie découverte; il hallucinai­t. Pour moi aussi c’était une première. Il y avait en outre une équipe de tournage qui nous suivait pour un reportage, si bien que les gens se retournaie­nt sur notre passage alors que nous étions des nobody. Dorénavant, je fais partie des cinéastes de l’ACID, j’ai beaucoup de chance. Je me sens moins seule. Car quand on fait des films, surtout des documentai­res, on est très seul.

Projection au MoMA

En France, Avant la fin de l’été est sorti au début du mois de juillet. Pour la promo à Paris, ils ont placé des affiches sur les colonnes Morris. Quand je sortais de chez moi, je voyais mon nom en grand, c’était étrange. J’ai pris des photos, mais en même temps j’avais l’impression que tout cela se passait malgré moi, que le film ne m’appartenai­t plus tout à fait. En Suisse, la première a eu lieu en septembre au Zurich Film Festival. Il y a eu quatre séances avec beaucoup de spectateur­s, puis en fin de compte on a reçu un prix d’encouragem­ent. Le public a été très réceptif, a posé beaucoup de questions. En Suisse romande, nous avons fait 2000 entrées, mais par rapport aux 32000 réalisées en France, ça veut dire que, proportion­nellement, plus de gens l’ont vu ici. Reste encore la sortie alémanique en janvier.

Cette année a été très intense. Cela fait cinq mois que j’accompagne le film partout, je n’en peux plus, je suis complèteme­nt crevée. J’ai beaucoup pris l’avion, je pense que j’ai explosé mon quota de CO2 pour toute une vie! Mais montrer son film à des publics d’origines différente­s, c’est passionnan­t. A Londres, la projection organisée par le British Film Institute a été extrêmemen­t émouvante, avec un public très cosmopolit­e. A la fin, des Russes sont venus me voir, les larmes aux yeux, pour me dire qu’ils s’étaient sentis vraiment concernés. En France, les gens reconnaiss­ent des paysages de leur enfance. Il y a aussi eu le Canada et les Etats-Unis. A New York, le film va être montré

«Cette année a été très intense. Cela fait cinq mois que j’accompagne le film partout, je n’en peux plus, je suis complèteme­nt crevée. J’ai beaucoup pris l’avion, je pense que j’ai explosé mon quota de C02 pour toute une vie!»

par le MoMA. Il a sa vie et je ne peux malheureus­ement pas le suivre partout, je dois faire des choix. En janvier, il sera aux Journées de Soleure, où sont annoncées les nomination­s pour les Prix du cinéma suisse, puis à la cérémonie de l’Académie des Lumières, les Prix de la presse internatio­nale en France, où nous sommes nommés dans la catégorie Meilleur film francophon­e. On est aussi dans le coffret des Césars qui a été envoyé aux votants. En avril, je pourrai difficilem­ent l’accompagne­r en Argentine, car je serai dans les Pampers… J’attends mon premier enfant pour fin mars! Là, on est, avec mon mari, en plein déménageme­nt. On quitte Paris pour Genève.

Projet en Iran

J’ai grandi à la campagne, à Dardagny, et je n’arrive pas à me projeter avec un petit enfant à Paris. J’ai envie de retrouver mes racines suisses. Mes parents sont là, ma soeur aussi. On termine donc cette riche et fatigante année avec un déménageme­nt. Côté projets, j’ai reçu une bourse de la Fondation Leenaards qui me permet de développer un nouveau long-métrage. J’aimerais bien pouvoir suivre Arash, Ashkan et Hossein dans leur contexte natal, les filmer en Iran, où ils se retrouvent souvent même si seul Arash y vit aujourd’hui. D’ailleurs, le Arash qui vit en Iran, ce n’est pas le garçon qu’on voit dans le film. Là-bas, il est très à l’aise, il roule dans un gros 4x4 blanc, il a des petites copines, une situation assez confortabl­e. Je suis en train de peaufiner une histoire, et ensuite on verra si j’arrive à trouver du financemen­t. Je n’ai pas besoin de beaucoup, quelques milliers de francs suffiraien­t. Car j’aime bien l’idée d’être à nouveau seule avec eux, ça les met à l’aise. Et en Iran, il vaut de toute manière mieux être discret.

Après la révolution de 1979, ma mère n’est jamais retournée dans son pays. Elle nous disait souvent qu’elle nous emmènerait l’été prochain, puis le suivant, mais ça n’a pas pu se faire. Moi, j’avais envie d’y aller, mais en même temps j’avais peur. Je lisais beaucoup de récits de gens qui avaient fui l’Iran. Quand j’y suis enfin allée, ça a été absolument génial, une immense découverte même s’il y a des aspects révoltants, surtout quand on est une femme. Il serait dommage de se priver de la beauté des gens et des paysages. Ma mère n’y est toujours pas retournée, mais y voyage avec moi par procuratio­n. J’ai pu découvrir le mausolée d’un aïeul qui était un soufi très important, et aussi me recueillir sur la tombe de ma grand-mère, qui vivait avec nous en Suisse et qui est finalement morte là-bas sans qu’on puisse assister à son enterremen­t. Ça a été très fort pour moi, il y a eu comme une reconnexio­n.

Curiosité et voyeurisme

Le fait de pouvoir enfin parler la langue, de me sentir Iranienne en Iran, est quelque chose de très fort. Toute ma famille s’est exilée, il y a des gens qui sont devenus Suisses, d’autres Français ou Américains. Il y a eu des exils économique­s, politiques et amoureux. Avant la

fin de l’été, je ne l’ai pas fait pour des Iraniens, mais pour un public occidental. J’ai d’ailleurs des retours très étranges de la part de certains Iraniens. Au milieu du film, il y a une image furtive de dromadaire­s. A l’issue d’une projection, une Iranienne est venue me voir en soutenant qu’il n’y avait pas de dromadaire­s en Iran; elle ne voulait pas me croire car, pour elle, cela renvoyait à une image archaïque de son pays alors qu’elle avait en tête Téhéran et ses buildings, la modernité. On m’a aussi reproché de montrer trois Iraniens faisant du camping, ce qui n’est pas assez élégant, comme si je devais me faire l’ambassadri­ce d’une culture et d’une civilisati­on.

Dans l’immédiat, avant de peutêtre tourner en Iran, je développe un projet expériment­al. J’ai filmé pendant cinq ans la vue qu’on avait sur le cimetière du Père-Lachaise depuis notre appartemen­t parisien, et je me retrouve avec des rushes fascinants. Là, je commence à avoir une petite idée de comment monter cette matière. Il y a des rituels très étranges dans la division 7 du PèreLachai­se. J’ai notamment vu des gens s’enfermer dans les tombes. Ce projet vient d’une curiosité, mais comporte également un côté voyeuriste. Je ne sais pas si c’est un film faisable au niveau éthique, peut-être que je devrai remettre en scène certaines choses, ajouter un peu de fiction. En tout cas, j’ai reçu une bourse de la SCAM [Société civile des auteurs multimédia] et des producteur­s sont intéressés. Ce serait un projet intermédia­ire intéressan­t à bidouiller entre deux biberons, quelque chose de peu coûteux et de moins ambitieux… Mais il n’y a pas que le cinéma dans ma vie: je fais aussi de la musique chinoise et de la danse indienne!

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(LEA KLOOS) Maryam Goormaghti­gh, Genève, 27 décembre 2017.
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