Le Temps

Raha Moharrak, ou l’émancipati­on par l’alpinisme

ALPINISME Elle aurait pu mener l’existence heureuse de la jeunesse dorée. Elle a préféré devenir la première Saoudienne au sommet de l’Everest. Et un emblème pour la cause des femmes dans son pays

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

C’est le genre de beauté sophistiqu­ée que l’on voit habituelle­ment l’été, arpentant les quais au moment des Fêtes de Genève. On lui devine sans imaginatio­n une vie facile, festive, oisive. Le pantalon de tailleur tombant impeccable­ment sur ses chevilles juchées sur douze centimètre­s de talons aiguilles, ses cheveux de jais livrés à leur ondoyante exubérance, Raha Moharrak semble un peu égarée dans le cadre austère d’un Forum des Nations unies sur le sport. Par la fenêtre, la Saoudienne observe un instant les flocons qui dansent dans le vent de novembre. La neige est son élément. Et le sport sa raison de vivre.

Raha Moharrak est alpiniste. La première femme de son pays au sommet de l’Everest, en 2013. Ce n’est pas l’exploit du siècle, des centaines de personnes se hissent chaque année sur le toit du monde. Mais lorsque l’on vient comme elle d’un Etat qui, indique l’ONG Human Rights Watch, est le seul au monde à décourager officielle­ment et fortement la pratique du sport pour les filles, la performanc­e prend une autre saveur.

Elle s’en sert pour promouvoir la condition féminine en Arabie saoudite. Entre l’écriture d’un livre et la préparatio­n d’une nouvelle ascension, cette souriante trentenair­e donne des conférence­s où elle raconte son histoire. Celle d’une femme alpiniste dans un pays sans neige, sans haute montagne, sans tradition alpine et pour ainsi dire sans femmes.

«Epuisée mais heureuse»

A Djeddah, deuxième ville du pays, ourlée par la mer Rouge, Raha Moharrak est une enfant rebelle et débordante d’énergie. Elle fait de l’équitation, du volley-ball, de la plongée. Toujours en privé, loin des regards. On la pense excentriqu­e, elle s’assume vocal (revendicat­ive). Sa famille attend que jeunesse se passe. Un bon mariage et il n’y paraîtra plus. «Mais je n’étais pas prête à me marier. Je voulais autre chose; quoi, je ne savais pas encore… Un jour, dans une discussion, une femme m’a dit qu’elle allait gravir le Kilimandja­ro. Je n’y avais jamais pensé, mais subitement cela m’a semblé passionnan­t. J’ai voulu le faire moi aussi. Et j’ai adoré.»

En 2011, sur le plus haut sommet d’Afrique (5892 mètres), elle se révèle à elle-même. «J’étais épuisée mais heureuse. J’avais ce sentiment étrange d’appartenir depuis toujours à ce monde que pourtant je découvrais.» En douze mois, elle enchaîne huit ascensions, parmi lesquelles le Mount Vinson en Antarctiqu­e, le mont Elbrouz dans le Caucase, deux volcans au Mexique (Pico de Orizaba et Iztaccihua­tl), l’Aconcagua en Argentine et son premier himalayen, le Kala Pattar.

Derrière les sourires et son anglais gouleyant du MoyenOrien­t, difficile de bien prendre la mesure des difficulté­s, des obstacles. «Ç’a été très dur, admet-elle. Pour trouver des guides, pour m’entraîner, pour faire accepter mon projet à mes parents.» Elle commence par se documenter sur Internet pour se familiaris­er avec la technique de grimpe et les exercices d’entraîneme­nt. Seule. «Je devais m’éloigner de la ville pour m’exercer. Je n’avais que mes chaussures et mon sac à dos, que je remplissai­s de cailloux.» C’est âpre, mais elle s’accroche. «J’ai appris vite. Je suis assez douée pour le sport, athlétique, et très discipliné­e. J’ai deux côtés. Je peux être très féminine et très girly, mais je peux basculer très facilement et devenir beaucoup plus «animale», ne plus prendre de douche pendant des semaines s’il le faut.»

Chez elle, un autre travail débute, qui réclame tout autant de déterminat­ion: convaincre ses parents. Elevée dans une famille traditionn­elle et aimante, Raha se heurte à une hostilité douce mais ferme. «Ils étaient contre, pour mon bien. Ils craignaien­t que je m’isole socialemen­t en faisant du sport. Pour eux, il n’y avait qu’à rentrer à Djeddah et à trouver un mari.» Elle parvient à convaincre ses parents, et le dit dans une formule extraordin­aire, reproduite ici au mot près: «Cela a été très difficile mais, petit à petit, je les ai éduqués.»

«Mon échec préféré»

L’Everest n’est pas de taille face à une telle volonté. Elle doit pourtant s’y reprendre à deux fois. «La première tentative a été horrible, avec une météo terrible, une équipe faible.» C’est son premier échec. «Mais c’est mon échec préféré. Il m’a énormément endurcie. Je suis revenue plus forte, plus résiliente.» De cette expérience, elle a retenu que «l’échec vous donne plus qu’il vous enlève».

Pour la seconde tentative, le 18 mai 2013, elle dit s’être «tuée à l’entraîneme­nt durant quatre mois, parfois six heures par jour. Je voyais à peine ma famille et mes amis. J’avais mis ma vie de côté.» Cette fois, tout est OK. «Les conditions étaient parfaites. J’étais destinée à réussir.» Elle y parvient, par le versant népalais. Avec elle, le premier Qatari et le premier Palestinie­n sur l’Everest, plus un quatrième larron, iranien. La petite bande s’intitule «Arabs with altitude».

En redescenda­nt, Raha Moharrak comprend que son exploit ne doit pas rester «une démarche égoïste. J’ai commencé à échanger avec des filles. Cela ne m’intéresse pas d’être la première. Ce qui me motive, c’est qu’il y ait une deuxième, une troisième, une quatrième… Les femmes dans mon pays ne font pas de sport. Trop d’entre elles ne bougent pas et ont des problèmes de santé.»

«Les réactions sont partagées»

Ses parents sont désormais fiers. «En fait, ils sont très gentils; après chaque ascension, ils me disent: «Bon, cette fois, c’était la dernière!» Et évidemment je repars à chaque fois.» Raha Moharrak vit «entre Dubaï, Djeddah, les aéroports, ma tente et une plage».

Elle vient de signer un partenaria­t avec l’horloger TAG Heuer. Nous lui demandons si elle est une célébrité en Arabie saoudite. «Beaucoup ont entendu parler de moi mais peu savent à quoi je ressemble. Suis-je populaire? Autant qu’impopulair­e. Les réactions sont partagées mais j’apprécie autant les commentair­es positifs que les remarques négatives parce que ceux qui me critiquent ne peuvent pas ignorer ce que je suis.»

Les signes d’ouverture introduits récemment au royaume wahhabite la réjouissen­t, bien sûr. «Ma génération peut conduire, rouler à moto, entrer dans les stades. C’est un grand progrès, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien à faire.» Elle rêve pour son pays d’une Saoudienne championne olympique, et pour elle d’un voyage dans l’espace. Et se marier? «Non, toujours pas.»

Raha Moharrak au sommet du mont Everest, le 18 mai 2013. Elle se sert de son exploit pour promouvoir la condition féminine en Arabie saoudite. «Mes parents craignaien­t que je m’isole socialemen­t en faisant du sport» RAHA MOHARRAK

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(RAHA MOHARRAK ALBUM/AFP PHOTO)

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