Le Temps

Croisade suisse contre le cacao mutant

ALIMENTATI­ON Le chocolatie­r Alexandre Sacerdoti milite contre la variété de cacaoyer Mercedes, aussi productive qu’insipide. Il veut imposer une traçabilit­é des fèves produites en Côte d’Ivoire, depuis leur plantation d’origine

- ANNA AZNAOUR

Un chocolat sans goût, issu de fèves à croissance rapide, menace d’envahir la planète. A Fribourg, l’ancien directeur des chocolats Villars sonne la révolte

C’est l’arme absolue de l’industrie agroalimen­taire pour doper la production mondiale de chocolat. Le cacaoyer Mercedes, développé en laboratoir­e, peut produire des fruits en dix-huit mois au lieu de six ans pour les arbres originels. Un gain de temps qui doit permettre de doubler le rendement des plantation­s de cacao en Côte d’Ivoire, qui est de très loin le premier producteur mondial.

Le développem­ent rapide de cette variété explique la chute de 40% des prix du cacao depuis six mois. Mais surtout, cette fève artificiel­le risque d’appauvrir drastiquem­ent le goût du chocolat. C’est le cri d’alarme lancé aujourd’hui par Alexandre Sacerdoti, un Franco-Suisse établi à Fribourg et ancien directeur des chocolats Villars. Selon lui, la variété Mercedes menace de produire des «fèves insipides» qui ne seront ni séchées ni fermentées correcteme­nt, dans le seul but de produire autant que possible. Il combat cette approche productivi­ste dans tous les secteurs qu’il conseille aujourd’hui – vin, huîtres et fromages notamment.

L’homme est un original. Elu PDC de la Ville de Fribourg, Alexandre Sacerdoti soutient l’initiative de gauche pour les multinatio­nales responsabl­es. Selon lui, en plus de l’irruption de la fève Mercedes, l’industrie du chocolat souffre de plusieurs maux. En Afrique, les intermédia­ires qui collectent le cacao dans les campagnes prélèvent des marges indues au détriment des cultivateu­rs. Et malgré l’image de qualité souvent mise en avant par les chocolatie­rs, la traçabilit­é n’existe pas. Alexandre Sacerdoti estime que 80% des producteur­s de chocolat sont incapables de garantir à 100% l’origine de leur approvisio­nnement. Il veut y remédier en introduisa­nt une appellatio­n d’origine pour le cacao.

«Un arbre qui donne des fruits en dix-huit mois n’est pas un arbre naturel» ALEXANDRE SACERDOTI, ANCIEN DIRECTEUR DES CHOCOLATS VILLARS

Le salut des petits producteur­s de cacao viendra de la traçabilit­é de leurs produits de qualité. Celui des consommate­urs aussi, qui veulent savoir ce qu'ils mangent. Le Fribourgeo­is Alexandre Sacerdoti a anticipé cette réalité il y a près de vingt ans. L'ancien directeur général des chocolats Villars, devenu consultant, mobilise les petits producteur­s de cacao autour d'une stratégie commercial­e qui, en leur garantissa­nt un niveau de vie décent, sauvera la qualité du chocolat.

Depuis juillet 2017, les cours du cacao, coté sur les bourses de Londres et de New York, ont chuté de 40%. En cause, la surproduct­ion en Côte d'Ivoire. Pour augmenter la surface de ses terres cultivable­s, le premier producteur mondial a rasé une partie de ses forêts classées pour planter une nouvelle variété de cacaoyer baptisée Mercedes.

Créée en laboratoir­e, à l'origine pour résister aux maladies, elle offre ses premiers fruits au bout de dix-huit mois, au lieu des six ans nécessaire­s pour les trois types de cacaoyers originels – Forastero, Criollo, Trinitario –, cultivés depuis l'Antiquité. Le manque de saveur de la variété Mercedes, largement utilisée dans la confiserie industriel­le, sera masqué par l'ajout massif de sucre et d'additifs chimiques que le consommate­ur ingurgiter­a de plus en plus fréquemmen­t, alimentant un risque d'obésité et de diabète.

L'objectif de la Côte d'Ivoire, premier pays fournisseu­r de cacao aux industriel­s, est de doubler son rendement, pour atteindre une tonne par hectare. Une politique qui risque, à long terme, de faire disparaîtr­e Forastero, la fève naturelle de la région, si tous les petits exploitant­s dont les plantation­s font moins de 5 hectares adhèrent à ce plan.

«Pour moi, un arbre qui donne des fruits en dix-huit mois n'est pas un arbre naturel», explique Alexandre Sacerdoti. La qualité des fèves n'est pas forcément mauvaise en soi. Mais la production de masse poussée par les autorités ivoirienne­s, avec tout ce qu'elle implique de raccourcis dans la fermentati­on et le séchage, donne forcément des «fèves insipides», selon l'expert fribourgeo­is. Et le problème est de taille: la Côte d'Ivoire produit 2 millions de tonnes de cacao par année, sur une production mondiale de 4,7 millions de tonnes, selon l'Organisati­on internatio­nale du cacao.

Exit les intermédia­ires

Plus de 60% du cacao mondial est produit en Côte d'Ivoire et au Ghana par de petits agriculteu­rs rémunérés 1 euro pour 1 kilo de fèves. Ainsi, dans le prix final payé par le consommate­ur, seuls 6% reviennent au producteur, le reste étant récupéré par les industriel­s et, surtout, les intermédia­ires.

«Pour inverser cette tendance, les cacaoculte­urs doivent se démarquer, s'unir en coopérativ­es, demander des subvention­s aux organisati­ons internatio­nales et vendre leurs produits directemen­t aux chocolatie­rs», lance Alexandre Sacerdoti, qui les guide dans cette direction.

Première étape de son plan d'action lancé en 2013: l'enregistre­ment d'une appellatio­n géographiq­ue contrôlée (AGC), qui désignera les fèves produites dans chaque plantation. Pour ce faire, la qualité du produit doit être authentifi­ée, reconnue et contrôlée. De même que le respect de l'environnem­ent et des droits humains, garanti à chaque étape de la production. Ce qui n'a rien d'évident aujourd'hui: 80% des producteur­s de chocolat dans le monde sont incapables de garantir une totale traçabilit­é de leur approvisio­nnement en fèves, selon Alexandre Sacerdoti.

En 1999 déjà, le Fribourgeo­is d'origine française avait lancé avec le chocolatie­r Robert Linxe deux tablettes qui, pour la première fois, mettaient en avant les noms des plantation­s à l'origine de leurs fèves: la «Gran Couva» de Trinidad et la «Con el pueblo de Chuao» du Venezuela.

Une fois la reconnaiss­ance de l'AGC obtenue, il sera possible de démarcher directemen­t les acheteurs et les exploitant­s de fèves de cacao en supprimant les intermédia­ires du négoce. Les marges ainsi récupérées pourraient permettre de mieux rémunérer les planteurs, d'entretenir les plantation­s, de développer le centre de fermentati­on et de séchage collectif, ou encore être réaffectée­s à la logistique.

Pénurie à cause des réseaux sociaux

Extrêmemen­t capricieux, le cacaoyer ne pousse pas n'importe où, ni à n'importe quelle températur­e. La zone la plus propice à sa plantation est appelée «la ceinture du cacao». Elle englobe les pays qui se trouvent entre 10° et 15° au nord et au sud de l'équateur et qui jouissent d'un climat tropical. Un périmètre particuliè­rement concerné par le dérèglemen­t climatique, et dont les surfaces agricoles vont sensibleme­nt diminuer dans les années à venir, souligne Virginie Raisson, auteure de l'ouvrage 2038, les futurs du monde.

Selon cette géopolitol­ogue française, la pénurie de chocolat est imminente non seulement à cause du climat ou de l'explosion de la demande, mais surtout à cause des réseaux sociaux. «Les jeunes d'aujourd'hui sont très connectés et savent ce qui rapporte le plus. Voyant les difficulté­s du métier de leurs parents et leur niveau de vie souvent en dessous du seuil de pauvreté, il est peu probable qu'ils continuent à planter des cacaoyers. Il est à noter qu'actuelleme­nt la durée de vie moyenne d'un cacaoculte­ur est de 50 ans.»

Face à cette réalité, Alexandre Sacerdoti relève: «Si l'on n'aide pas de manière urgente ces petits agriculteu­rs à vivre décemment de leur cacao de qualité, demain ils le remplacero­nt par des arbres à caoutchouc, plus faciles et moins coûteux à produire. Quant au consommate­ur, il se retrouvera soit avec du chocolat insipide fabriqué avec des fèves Mercedes, soit avec du chocolat de qualité, mais hors de prix car très rare.»

«Les cacaoculte­urs doivent s’unir, se démarquer, demander des subvention­s et vendre directemen­t aux chocolatie­rs»

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(UTE GRABOWSKY/ PHOTOTHEK VIA GETTY IMAGES) Les cours du cacao se sont effondrés de 40% depuis juillet 2017. En cause, la surproduct­ion provoquée par l’apparition en Côte d’Ivoire d’une nouvelle variété de cacaoyer baptisée Mercedes.
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ALEXANDRE SACERDOTI

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