Le Temps

L’Espagne malade de la sécheresse

Alors que la Suisse croule sous les eaux, l’Espagne traverse une sécheresse historique. Quasiment pas une goutte de pluie sur les trois quarts du territoire en 2017. Les aménagemen­ts pharaoniqu­es du XXe siècle qui ont détourné les fleuves et irrigué le s

- TEXTE: ADRIÀ BUDRY CARBÓ @AdriaBudry PHOTOS: MAURANE DI MATTEO

Alors que la Suisse croule sous les eaux, l’Espagne affronte une sécheresse historique. Pour la troisième année consécutiv­e, il n’a pratiqueme­nt pas plu sur le centre et le sud du pays. Reportage sur une terre où l’aridité exacerbe les tensions régionales

«N’ayez pas peur, descendez le long de la cavité. Roulez un kilomètre sur le sable jusqu’à l’île. Puis laissez-la derrière vous, je suis tout en bas.» Depuis son embarcadèr­e, Ricardo Ortega devance par téléphone les hésitation­s de ses rares visiteurs.

Sacedón (1400 habitants): son église, son monument aux morts pour le fascisme et son arène de corrida qui double en capacité les habitants du village. En plein coeur de l’aride Castille-La Manche, Sacedón doit être l’un de ces endroits dont Cervantès ne voulait pas se rappeler le nom.

Curieuseme­nt, le village compte aussi son passage de la Marine espagnole et une ancre de bateau convertie en rondpoint. Mais pas de lac, et surtout pas de trace des installati­ons nautiques décrites par les acariâtres riverains. A perte de vue, rien d’autre que cette immense crevasse. Et le soleil qui tombe droit sur les roseaux séchés.

Le téléphone sonne de nouveau. «Je vous vois, ne bougez plus», prévient Ricardo Ortega dont l’imposant 4x4 commence à dessiner sa silhouette.

Pull en laine et bonnet de marin, le sexagénair­e embarque ses visiteurs, qui ont prudemment décidé de laisser leur véhicule «à quai». «L’eau devrait être 2 à 3 mètres au-dessus de nos têtes», explique-t-il de sa voix à peine audible sous le crissement des pierres et les aboiements de ses deux caniches. A droite, nous dépassons ce qui devait effectivem­ent être une île. Mais toujours pas trace d’une goutte d’eau.

Un yacht dans une flaque d’eau

En Espagne, le désert progresse depuis des décennies. Mais le processus s’est accéléré après trois années consécutiv­es de sécheresse. Cet automne, il n’est quasiment pas tombé une seule goutte d’eau sur les trois quarts du pays (toute la partie centrale et le sud). Désormais, 94% du territoire est classé en catégorie «sécheresse extrême» alors que les retenues d’eau ont chuté à moins du quart de leur capacité. Comme à Sacedón, où les réserves d’Entrepeñas et de Buendía ne suffisent plus à approvisio­nner les villages avoisinant­s, qui doivent être ravitaillé­s par camion-citerne.

Tel un mirage, l’embarcadèr­e de Ricardo Ortega se profile à l’horizon. A la Boca del Diablo («bouche du diable»), il ne reste plus qu’une «langue d’eau» où mouille l’un de ses yachts de location. Nous sommes en décembre et ce capitaine d’eau douce a à peine les pieds dans l’eau. «Depuis octobre, nous ne savons pas ce que c’est qu’une réservatio­n», déplore-t-il.

A mesure que l’eau descendait, Ricardo Ortega a dû déplacer ses 20 bateaux pratiqueme­nt chaque semaine pour les maintenir à flot. Et se séparer de ses quatre employés. Si l’eau ne monte pas, il se donne un an avant de fermer boutique et de déclarer Crisve Turismo en faillite auprès de ses créanciers. «Pourquoi louerait-on un voilier pour naviguer sur quelques mètres d’eau?» dit-il en admettant avoir regardé avec envie de récentes images d’un lac suisse sous la pluie. Pas question pour autant de blâmer la sécheresse. Pour Ricardo Ortega, l’assèchemen­t de ce lac au pied du barrage d’Entrepeñas est dû «à 80% à la surexploit­ation de nos ressources hydrauliqu­es».

Le pharaonism­e d’une dictature

Retour en arrière. Un ingénieur de la seconde République espagnole imagine, en 1933, de détourner le plus grand fleuve de la péninsule Ibérique. Le Tage – qui se jette dans l’océan à Lisbonne – doit ainsi venir gonfler le flux de la rivière Segura, 292 kilomètres au sud, et permettre le développem­ent de l’agricultur­e dans le Levant. La région entre Almería, Murcie et Alicante décrite aujourd’hui comme le «potager de l’Europe».

Démesuré pour l’époque, ce projet de transvasem­ent de 2300 hectomètre­s cubiques est abandonné avant la guerre civile. Mais, après la convalesce­nce économique de la post-guerre, Franco lance finalement les travaux en 1968. Menés tambour battant par la dictature, le transvasem­ent et ses innombrabl­es barrages ne seront opérationn­els qu’en 1979. Trop tard pour le Caudillo, décédé quatre ans plus tôt. Mais pour cette diplomate espagnole, originaire de la région, c’est clair: «Un projet pareil n’aurait pu être accompli que pendant le franquisme.»

Entre-temps, Sacedón, et son artificiel­le «mer de Castille», est devenu un lieu de villégiatu­re apprécié par la classe moyenne de la capitale (Madrid est à 100 kilomètres), qui vient y randonner, faire du canoë ou de la voile. Le village compte alors quatre centres nautiques pour un garage. Ricardo Ortega venait pêcher dans la région quand il était adolescent. C’est aussi ici que ce Madrilène a rencontré celle qui sera sa future femme. Il lâche ses études d’économie à l’Université Complutens­e et s’installe à Sacedón, décidé à vivre de sa passion. C’était il y a trente-neuf ans.

Dans l’immense étendue désertique où stationnen­t ses bateaux, Ricardo Ortega s’est mis à trier les déchets. Une canette et quelques emballages en plastique jonchant le sol. Il a l’air d’un Quichotte contempora­in à la poursuite de mirages. Et d’un temps perdu.

L’historique du détourneme­nt hydrauliqu­e, il le connaît par coeur. Les autorités avaient initialeme­nt promis de maintenir le lac à un volume de 650 hectomètre­s cubes (sur une capacité de 2500), puis la limite a été abaissée à 240. «Ça a été notre sentence», tranche-t-il. Sans pluie, le réservoir continue inexorable­ment à se vider. Les touristes désertent les lieux, les commerces et les hôtels ferment les uns après les autres. Faute d’habitants, le dernier troupeau de chèvres sera déplacé en janvier. L’histoire de la sécheresse et aussi celle de l’exode rural.

Sur la façade du barrage, entre une usine désaffecté­e et la centrale électrique inopérante, cette inscriptio­n: «Cospedal traîtresse». La ministre espagnole de la Défense est originaire de La Manche. Dans la région, on accuse le lobby des grands exportateu­rs agricoles du sud et les politiques de la mauvaise répartitio­n des richesses hydrauliqu­es. «C’est comme si quelqu’un se mettait à vivre de ton salaire», image Ricardo Ortega. Dans la péninsule Ibérique, l’eau est un jeu à somme nulle.

Un monstre donquichot­tesque

Depuis Sacedón jusqu’à la capitale provincial­e d’Albacete, tout n’est que villages et terres désertique­s sur 200 kilomètres. Les paysans ont retardé l’ensemencem­ent et la terre est si rouge qu’elle semble se refléter dans les rares nuages. Au pays du Quichotte, les éoliennes ont remplacé les moulins à vent. Les dragons ont disparu mais le vrai monstre court à nos pieds. L’immense aqueduc du transvasem­ent longe la moitié de l’Espagne, filant sur des centaines de kilomètres, parfois visible, suspendu sur de gigantesqu­es piliers, parfois enfoui dans de profondes cavités souterrain­es.

Petits agriculteu­rs ou simples citoyens, ils sont des milliers à lutter contre l’impact dévastateu­r du tracé. Notamment à Albacete où Francisco Delgado Piqueras défend les intérêts de la plateforme d’irrigateur­s de la région. Cet avocat a posé deux recours contre la répartitio­n des eaux auprès des plus hautes autorités espagnoles pour «éviter que les injustices historique­s se perpétuent», explique-t-il depuis son bureau de l’Université de Castille-La Manche où il enseigne.

Le transvasem­ent souffre, pour lui, de deux erreurs de conception. Techniquem­ent, l’impact du changement climatique sur les précipitat­ions n’a pas été mesuré, de même que la soif croissante des hôtels, golfs et autres latifundis­tes de la côte espagnole. Pour Francisco Delgado Piqueras, qui a écrit sa thèse sur le droit des eaux en 1992, le tracé présente un problème fondamenta­l d’insolidari­té puisqu’il a été conçu pour ne laisser aucune goutte d’eau sur son passage. Le problème affecte le développem­ent économique de la région. «Les gens demandent plus d’eau pour éviter de devoir émigrer. Si Murcie a trois récoltes par an, nous, on se contentera­it d’en avoir une seule.»

Mais en Espagne, l’eau est un bien d’Etat. Elle n’appartient pas constituti­onnellemen­t aux territoire­s qu’elle traverse.

L’eau, c’est le pouvoir

Au sud d’Albacete, à hauteur de Los Anguijes, un panneau rappelle aux imprudents qu’il est interdit de se baigner. Ici, le transvasem­ent n’est qu’eaux stagnantes, sanctuaire d’une faune gluante. Au loin, on distingue le trou du tunnel de 32 kilomètres qui devrait emmener l’eau vers sa destinatio­n finale. Si seulement il y avait du flux.

Les agriculteu­rs locaux souhaitera­ient puiser dans les nappes phréatique­s pour développer la culture d’oliviers, d’amandiers ou de pistachier­s. Des arbres huit fois moins gourmands en eau que les orangers ou citronnier­s du Levant, sur la côte. Mais la région a été classée en «déficit hydrologiq­ue». Les agriculteu­rs de La Manche continuent de tirer la langue alors que les nouveaux plans de répartitio­n de l’eau ont légalisé quelque 50 000 exploitati­ons clandestin­es plus au sud.

En arrivant à Murcie, les yeux doivent d’abord se réhabituer au vert d’une végétation luxuriante. Le Levant emploie 100 000 personnes et génère quelque 2364 millions d’euros, selon une étude de KPMG de 2013. En ce mois de décembre, les oranges poussent jusqu’en plein centre-ville. Las, les habitants ne les cueillent même plus.

La vie n’est pourtant pas facile pour tous les agriculteu­rs. Ce matin-là, Maria Costa Cifuentes s’est mobilisée avec des collègues agriculteu­rs pour protester devant le siège de la Confédérat­ion des eaux. Une manifestat­ion contre la «mafia de l’eau» où elle a apporté un cercueil symbolisan­t la mort de l’agricultur­e espagnole. Elle évoque pêlemêle les conflits d’intérêts de familles qui gèrent la répartitio­n de l’eau, l’hypocrisie face aux exploitati­ons clandestin­es et – vidéo à l’appui – ces compteurs qui restent bloqués alors que l’eau coule dans la bassine.

Maria Costa Cifuentes, fort accent du sud de l’Espagne, poursuit sa démonstrat­ion en nous montrant un «cas emblématiq­ue» de la vallée du Guadalentí­n. Un grand producteur de raisins a racheté les terres de petits producteur­s clandestin­s et s’est étendu sur 100 hectares. L’exploitati­on n’a pas été légalisée depuis. Et n’aura, selon Maria Costa Cifuentes, jamais besoin de l’être. «On est supposémen­t dans la zone la plus sèche de la région», ironise-t-elle en montrant le réservoir devant les serres. Il ressemble à un bassin olympique. «Le pouvoir que donne l’eau, c’est celui que recherchen­t les politicien­s. Après la mairie, les comités d’irrigateur­s sont le deuxième centre de pouvoir.»

Le «lobby du ciment»

Maria Costa Cifuentes exagère à peine. Pour avoir publié un rapport critique sur la gestion de l’eau, l’hydrologue Francisco Turrión Peláez s’est vu infliger une procédure disciplina­ire de son employeur. Délégué syndical au Ministère de l’environnem­ent où il travaille depuis vingt-sept ans, il est accusé d’avoir «dénigré le travail de profession­nels».

Il nous accueille dans son appartemen­t, au dernier étage d’une tour résidentie­lle de Murcie, des oranges plein les mains. «L’eau a quelque chose de sacré ici. C’est une question de foi comme la résurrecti­on du Christ», ironise le nouveau membre de Greenpeace. Pour lui, le transvasem­ent du Tage n’a aucune légitimité scientifiq­ue et pourrait être remplacé par l’utilisatio­n des eaux souterrain­es. Face à la sécheresse, l’associatio­n Proexport a pourtant une solution: la constructi­on de nouveaux transvasem­ents. Directeur de l’associatio­n des producteur­s de fruits et légumes, Juan Marín exigeait des mesures pour «garantir les ressources hydrauliqu­es de cette grande usine d’aliments» qu’est le Levant, lors d’une conférence consacrée à la gestion de l’eau.

En campagne, le premier ministre actuel, Mariano Rajoy, avait promis en 2008 d’amener l’eau de l’Ebre dans le sud de l’Espagne. Les agriculteu­rs locaux le rappellent aujourd’hui à ses promesses. Comme si l’Espagne n’en avait pas fini d’accoucher de ses monstres fantasmago­riques.

«L’eau devrait être deux à trois mètres au-dessus de nos têtes» RICARDO ORTEGA, PROPRIÉTAI­RE D’UN CENTRE NAUTIQUE «Si Murcie peut avoir trois récoltes par an, nous nous contenteri­ons d’une seule» FRANCISCO DELGADO PIQUERAS, AVOCAT DE PETITS AGRICULTEU­RS D’ALBACETE «Ils utilisent la sécheresse pour concentrer l’eau dans les mains de moins en moins de personnes» FRANCISCO TURRIÓN PELÁEZ, HYDROLOGUE

 ??  ?? Le village de Sacedón comptait quatre centres nautiques pour un garage automobile. La sécheresse a fles touristes et les propriétai­res ont dû tracter, semaine après semaine, leurs yachts de location dans les derniers points d’eau du lac.
Le village de Sacedón comptait quatre centres nautiques pour un garage automobile. La sécheresse a fles touristes et les propriétai­res ont dû tracter, semaine après semaine, leurs yachts de location dans les derniers points d’eau du lac.
 ??  ?? Maria Costa Cifuentes et d’autres paysans se sont réunis devant le domaine d’un grand exportateu­r qu clandestin­ement.
Maria Costa Cifuentes et d’autres paysans se sont réunis devant le domaine d’un grand exportateu­r qu clandestin­ement.
 ??  ?? En Castille-La Manche, seuls les environs du transvasem­ent du Tage permettent de voir un peu d’eau.
En Castille-La Manche, seuls les environs du transvasem­ent du Tage permettent de voir un peu d’eau.
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 ??  ?? Au pied du barrage d’Entrepeñas, les réserves d’eau sont passées au-dessous de 9% de leur capacité.
Au pied du barrage d’Entrepeñas, les réserves d’eau sont passées au-dessous de 9% de leur capacité.
 ??  ?? A Murcie, les oranges et les salades poussent jusqu’au centre-ville. La région est devenue fertile grâce aux eaux du Tage.
A Murcie, les oranges et les salades poussent jusqu’au centre-ville. La région est devenue fertile grâce aux eaux du Tage.
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