Le Temps

Pauline à coeur ouvert

Souffrant d’une insuffisan­ce cardiaque sévère, à 27 ans, l’enseignant­e valaisanne Pauline Gumy apprend, au début de l’année passée, qu’elle n’a plus le choix: pour vivre, elle doit passer par le don de l’organe d’un autre. Récit d’une expérience étourdiss

- VIRGINIE NUSSBAUM @VirginieNu­ss

Avec son coeur défaillant, Pauline Gumy avait l’impression que «s’endormir, c’était mourir». Souffrant d’une insuffisan­ce cardiaque sévère, cette enseignant­e valaisanne de 27 ans apprend, au début de l’année passée, qu’elle n’a plus le choix: pour vivre, elle devra subir une transplant­ation du coeur. Entre descente aux enfers, opération à haut risque et sentiment de culpabilit­é, elle raconte son expérience étourdissa­nte, qui s’apparente à l’aube d’une deuxième vie. Dernier volet de notre série hivernale.

Je me souviens de mon arrivée en salle d’opération. Enormément de monde s’agitait et, surtout, il faisait froid. Est-ce qu’à cet instant j’ai eu peur de mourir? Pas vraiment. J’ai dit à ma maman: «Si je ne me réveille pas, vous donnerez tous les organes qu’il me sera encore possible de donner.» Mais étrangemen­t, comparé à toutes les interventi­ons que j’avais déjà subies dans ma vie, je me sentais plutôt détendue. Sans doute parce qu’il s’agissait là de ma dernière option. Et parce que j’étais persuadée qu’après ça, j’irais mieux.

Les médecins ont vérifié une dernière fois que l’organe était en bon état et, à 2h du matin, la transplant­ation a commencé. Contrairem­ent à ce qu’on peut penser, il ne s’agit pas de la plus complexe des opérations. En fait, c’est comme avec un moteur: il est plus facile de remplacer la pièce en entier que d’aller réparer un petit ressort à l’intérieur. Pour moi, tout s’est bien passé. Vers 6h, le coeur est reparti.

Quatre doigts

C’était cette année, en février. A l’âge de 27 ans, j’ai reçu une greffe cardiaque. Mais l’histoire ne commençait pas là. En réalité, elle a débuté deux décennies plus tôt, autour… d’une phalange. C’était en 1995. Un matin, mes parents ont remarqué que mon index gauche était enflé. Au départ, cela ressemblai­t à une simple piqûre de moustique. Puis, comme le gonflement ne disparaiss­ait pas, ils m’ont emmenée faire une biopsie, et le diagnostic est tombé: il s’agissait d’une tumeur, d’un genre qui touche les os et les tissus mous. On m’a amputée. J’avais 5 ans et plus que quatre doigts à la main gauche.

A Sion, j’ai suivi à l’époque un traitement de chimiothér­apie importé des Etats-Unis qui a provoqué, chez moi comme chez de nombreux autres patients, une insuffisan­ce cardiaque. Enfant, je ne pouvais pas faire 300 mètres à pied sans m’essouffler et je participai­s aux promenades scolaires perchée sur le dos de mes parents. Grâce aux médicament­s, ma fonction cardiaque a fini par se stabiliser, mais j’ai tout de même continué à faire contrôler mon coeur chaque année.

Semelle compensée

Six ans plus tard, j’ai vu apparaître une bosse sur ma jambe gauche. Les examens ont confirmé qu’il s’agissait des mêmes cellules cancéreuse­s, cette fois logées dans mon fémur. Après avoir attaqué un os minuscule, elles s’en prenaient au plus long de mon corps, quelle ironie du sort! Tout a recommencé: les séances de chimiothér­apie, encore plus lourdes, et une opération pour me greffer un morceau de tibia d’un adulte.

A la suite de cette première greffe, ma jambe a arrêté de grandir, contrairem­ent au reste de mon corps. C’est pour combler cette différence de taille que j’ai commencé à porter une chaussure compensée. Plus je grandissai­s, plus la semelle grandissai­t aussi. Adolescent­e, je ne pouvais pas courir mais je ne me suis pas sentie limitée par ma jambe pour autant. J’ai même réussi à continuer à jouer au basket, plus les matches, mais tous les entraîneme­nts. J’ai aussi commencé mes études à la Haute Ecole pédagogiqu­e du Valais pour devenir enseignant­e. Il a fallu que je m’adapte.

Dans le cadre de ma formation, je suis partie suivre un stage en Colombie, en 2010. C’est là que les problèmes ont recommencé. Dès mon arrivée, les douleurs se sont mystérieus­ement réveillées, je ne pouvais plus poser mon pied par terre. Par un heureux hasard, le père de ma famille d’accueil était chirurgien orthopédis­te et m’a emmenée en clinique. Sur les radios, mon fémur est apparu fracturé à de multiples endroits. Personne n’a pu expliquer ce qui s’était passé. Je me suis fait rapatrier en Suisse une semaine plus tard.

Les années qui ont suivi ont pris l’allure d’un éreintant marathon d’opérations, de nouvelles fractures, d’autres opérations, encore. Jusqu’en 2016, où j’ai enfin pu reprendre, à 26 ans, l’enseigneme­nt à temps plein. Personne ne se réjouissai­t de la rentrée autant que moi! J’avais préparé mon programme des semaines à l’avance.

Pourtant, lors de mon contrôle cardiaque annuel, en septembre, mon cardiologu­e a analysé les résultats plus longuement que d’habitude. J’ai trouvé ça étrange. Il m’a demandé si j’étais fatiguée, si j’arrivais à dormir à plat, et m’a lancé: «Au vu de la fonction de votre coeur, vous devriez être épuisée.» Il a recommandé d’autres examens.

Peu après, j’ai commencé à ressentir les premiers symptômes. A partir de ce moment-là, ça a été la descente aux enfers. Travailler est devenu un calvaire, je ne pouvais plus monter au premier étage de l’école ni récupérer les élèves dans la cour. Ils me disaient: «On voit que tu ne vas pas bien, Pauline!»

Liste de «super-urgence»

En novembre de cette même année, les médecins m’ont annoncé que mon coeur s’était épuisé à la suite des traitement­s de chimiothér­apie successifs. Il n’y avait plus qu’une seule possibilit­é: la greffe. Comme ça, de but en blanc. Je ne m’y attendais pas du tout, et la nouvelle a été difficile à encaisser. Ce qui m’avait un jour sauvée risquait maintenant de me tuer. Plus que l’idée de recevoir le coeur de quelqu’un d’autre, j’avais surtout peur de ce que ça impliquera­it, en particulie­r les dizaines d’examens, les longs séjours à l’hôpital… Je n’avais plus de force pour tout ça.

J’ai donc bataillé pour rester le plus longtemps possible à la maison, même si mon quotidien est vite devenu éprouvant. Un coeur qui ne fonctionne plus entraîne de nombreuses conséquenc­es physiques: un manque d’appétit, une prise de poids due à la rétention d’eau, qui s’invite dans les poumons et empêche de se coucher sur le dos, sous peine d’étouffer. J’avais l’impression que m’endormir, c’était mourir. Mon seul objectif alors, c’était de faire le chemin de la chambre à la salle de bains.

A cette période-là, mon amie Telma est venue s’installer avec moi et m’a énormément aidée. Elle me surveillai­t constammen­t, vérifiait que je respirais encore. Une nuit, elle m’a réveillée: mes membres avaient commencé à bouger dans tous les sens, sans que je puisse les contrôler. J’ai appris plus tard que mon cerveau, plus suffisamme­nt oxygéné par mon coeur, avait fait disjoncter mon corps.

Les premiers bilans pré-greffe ont été réalisés peu avant Noël et le 6 février, je suis entrée aux soins continus de radiologie puis rapidement aux soins intensifs. J’étais au plus mal, je n’avais plus d’énergie pour rien, pas même pour lire. Cette fois, c’était clair: je ne ressortira­is pas avant d’avoir reçu un nouveau coeur. En attendant, les médecins m’ont posé une assistance ventricula­ire circulatoi­re externe corporelle permettant de maintenir l’oxygénatio­n de mes organes vitaux. Ils m’ont inscrite sur la liste d’attente dite de «super-urgence», qui me permettrai­t de recevoir un coeur de Suisse ou d’Europe. Mais être en tête de liste ne suffit pas à obtenir un organe. D’autres critères entrent en jeu: le groupe sanguin, l’âge, la taille, le poids… en moyenne, le temps d’attente est d’une année.

Le coeur comme un moteur

J’ai très peu de souvenirs de cette période, à cause des médicament­s mais aussi du coma dans lequel on m’a plongée durant 48 heures, pour aider mon corps à se reposer. Je sais seulement qu’à mon réveil, j’ai violemment arraché le tube qu’on m’avait mis dans la bouche. L’infirmière m’a passé un savon et, après coup, cette scène a tourné en boucle dans ma tête comme un cauchemar sans fin. J’ai alors cru être morte, condamnée à revivre ce moment éternellem­ent.

Un après-midi dans le courant du mois de février, le cardiologu­e m’a annoncé qu’on m’avait trouvé un coeur. J’étais dans un état second, l’annonce ne m’a pas bouleversé­e plus que ça. Au point qu’en attendant d’être descendue au bloc, alors que toute ma famille s’était réunie dans ma chambre, j’ai demandé à regarder Top Chef à la télévision. Et comme je les sentais tous tendus, personne ne sachant trop quoi dire, j’ai demandé à res-

ter seule avec ma maman, jusqu'à ce qu'on m'emmène au bloc, aux alentours de minuit.

A mon réveil, j'avais mal au thorax, mais je me sentais tellement mieux! Pleinement consciente de ce qui m'entourait, j'arrivais enfin à respirer sans tousser. Mentalemen­t, il m'a fallu un peu plus de temps pour réaliser ce qui s'était passé, reconstrui­re le puzzle des derniers jours. Et aussi accepter qu'une famille, quelque part, venait de perdre l'un des siens. Je me disais: ces gens sont tristes afin que je sois heureuse. Au fur et à mesure, j'ai compris que je n'avais pas à me sentir coupable. Je n'avais rien enlevé au donneur, lui et sa famille avaient décidé de m'offrir ce coeur pour me permettre de vivre.

Lettre anonyme

On ne donne jamais aucune informatio­n sur la provenance du coeur, seulement la possibilit­é d'envoyer une lettre à la famille, relayée par Swisstrans­plant. J'en ai écrit une mais bien plus tard, afin de les remercier, de leur dire que c'était le plus beau cadeau qu'on m'avait jamais fait. Ça m'a aidée, peut-être qu'eux aussi.

Pendant ma convalesce­nce à l'hôpital, j'ai la chance d'avoir été extrêmemen­t entourée. Mes élèves m'ont offert des dizaines de dessins et mes proches m'ont rendu visite quotidienn­ement. C'est aussi à cette période-là que j'ai fait une incroyable rencontre. Un jour, l'infirmière est passée dans ma chambre et m'a glissé: «De l'autre côté du mur, quelqu'un pense à toi et se réjouit que tu aies reçu un coeur.» Il s'agissait en fait d'un garçon, d'à peu près mon âge, et originaire de Genève, qui avait entre-temps été admis dans le même service que moi et qui attendait lui aussi une transplant­ation.

Je lui ai envoyé un petit mot, puis Dylan m'a ajoutée sur Facebook. Nous avons alors commencé à discuter par messages, tous les jours, tout le temps. Et, quand j'ai pu me déplacer, nous nous sommes rencontrés. Rapidement, un lien très fort s'est tissé, car nous nous comprenion­s mieux que personne. Assistant en soins de profession, il pouvait répondre à toutes mes questions médicales et, de mon côté, je le motivais car je me remettais rapidement de l'opération. Dylan a finalement été greffé quelques semaines plus tard, juste après mon départ, et nous sommes toujours en contact.

Electrocho­c

Après deux mois, au lieu des quatre prévus, j'ai pu rentrer à la maison. Un vrai bonheur! Mais si, à ce stade, on pense reprendre simplement le cours de son existence, on se trompe. D'ailleurs, je n'en voulais plus, de ma vie d'avant. Cette expérience a tout bouleversé: ma personnali­té, ma façon d'être et mon quotidien. Dès mon retour, j'ai changé mes habitudes alimentair­es, mon degré d'ensei- gnement et, prochainem­ent, j'emménagera­i dans un nouvel appartemen­t.

Plus que tout, je n'arrive plus à ne rien faire: il faut constammen­t que je marche, car j'ai envie de faire assez d'exercice pour entretenir au mieux ce nouveau coeur. Au départ, cette idée m'obsédait. Lors d'un pique-nique cet été, par exemple, j'ai quitté le groupe pour aller me promener seule pendant 45 minutes. Je n'ai pas pu faire autrement. Depuis, ça s'est un peu calmé.

Cette métamorpho­se n'a pas été simple, socialemen­t parlant. Je vois moins souvent mes amies parce que je ressens un certain décalage. J'ai perdu l'envie de faire la fête comme avant, et il m'est difficile de voir les autres boire, fumer, abîmer leur corps. Mais c'est normal: ils n'ont pas vécu le même électrocho­c! Au final, chacun fait comme il veut, et comme il peut.

Mon corps à moi se porte bien. Je prends un traitement antirejet, au quotidien et à vie. Ce sont des médicament­s qui affaibliss­ent mon système immunitair­e et augmentent le risque de contracter des maladies. Pour l'instant, je n'ai heureuseme­nt rien attrapé. La seule ombre au tableau, c'est une chute. Il y a peu, j'ai glissé sur la neige avec ma béquille. Résultat: fracture de la rotule, toujours à la même jambe. Il faut opérer rapidement et ça, ça me ferait pleurer de rage. Mais d'une manière générale, l'année 2017 a aussi mal commencé qu'elle s'est ensuite révélée intense et incroyable.

Aurores boréales

Comment j'envisage 2018? Au jour le jour. J'ai envie de profiter de tout. Peut-être que je m'envolerai pour l'Islande voir les aurores boréales, ou alors pour Bali. Ce présent, je le vois comme un bonus, une sorte de deuxième vie dont je ne veux pas perdre une miette. D'ailleurs, j'aime à dire que j'ai désormais deux anniversai­res!

Profiter, oui, mais pas rayer le passé. Car cette épreuve fait partie de moi. Je ne veux pas oublier à quel point ça a été dur et à quel point cette opération m'a permis d'aller bien aujourd'hui.

J'ai d'ailleurs été invitée au CHUV cet automne pour raconter mon expérience, à l'occasion des 50 ans de la première transplant­ation cardiaque, qu'avait réalisée le professeur Christiaan Barnard au Cap, en Afrique du Sud. Parmi les invités, rien moins que le premier homme ayant reçu un coeur au sein du CHUV, il y a trente ans! Ça me donne évidemment de l'espoir. Même si, au fond, personne ne vit la greffe de la même manière et que personne ne sait jusqu'à quand il sera sur cette Terre. Alors je vais me contenter de ne pas trop réfléchir. Et vivre ce que j'ai à vivre, tout simplement.

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(OLIVIER MAIRE) Pauline Gumy, avec son amie Telma
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