Le Temps

Macron contre les «fake news»

Le président français a promis un projet de loi pour lutter contre les fausses nouvelles en période électorale. Le casse-tête juridique et la polémique politique ne font que commencer

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Il faut reconnaîtr­e à Emmanuel Macron le don de savoir s'emparer des sujets au bon moment. Alors que sa cote de popularité auprès des journalist­es est des plus faibles en raison de son goût prononcé pour la communicat­ion et de sa façon de tenir les chroniqueu­rs politiques à distance, le président français s'est présenté, mardi, en défenseur de l'informatio­n.

Son projet? Compléter et réviser la loi de 1881 sur la liberté de la presse pour y intégrer un délit de propagatio­n de fausses nouvelles en période électorale: «Il sera alors possible de saisir le juge à travers une nouvelle action en référé permettant, le cas échéant, de supprimer le contenu mis en cause, de déréférenc­er le site, de fermer le compte utilisateu­r concerné, voire de bloquer l'accès au site internet», a-t-il promis lors de ses voeux à la presse, au palais de l'Elysée.

L'offensive présidenti­elle est pertinente. Durant la course à l'Elysée, puis lors de la campagne des législativ­es, plusieurs contrevéri­tés ont pollué les débats. Donné favori de la primaire de droite, Alain Juppé a payé cher le succès du hashtag #alijuppé qui le présentait comme l'allié des islamistes dans sa mairie de Bordeaux.

Le défi de l’instantané­ité

La création, puis la disparitio­n immédiate, de nombreux comptes Twitter faisant circuler des chiffres grossis sur les migrants pour soutenir les thèses de Marine Le Pen ont aussi été relevés par un observatoi­re des fausses nouvelles auquel a participé, en France, l'actuel président de Reporters sans frontières Pierre Haski, fondateur de Rue89. «Il existe indéniable­ment des «usines à fake news», confirmait-il l'an dernier lors des Ateliers du journalism­e de Couthures, auxquels Le Temps était associé. L'observatoi­re en question, financé en partie par l'Open Foundation du financier américain d'origine hongroise, ndlr), a travaillé durant la présidenti­elle française à la traçabilit­é des informatio­ns publiées sur le Web, pour en déterminer l'origine.

La manière dont Emmanuel Macron a choisi de s'immiscer – et donc de placer l'Etat et la représenta­tion nationale, via un projet de loi – au coeur de ce débat promet d'alimenter la polémique. La loi française sur la presse – votée dix ans avant l'affaire Dreyfus, alors que la IIIe République et ses dirigeants affrontaie­nt un déversemen­t quotidien de venin dans les journaux – permet déjà de poursuivre un directeur de publicatio­n pour «la diffusion ou la reproducti­on, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongère­ment attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptibl­e de la troubler».

Une définition juridique plus large, donc, que les seules périodes électorale­s: «Le droit français est très bien équipé en ce qui concerne la diffamatio­n, qui est une infraction pénale», juge un ancien membre du Conseil supérieur de l'audiovisue­l (CSA), l'organe de régulation dont Emmanuel Macron a plusieurs fois jugé le modèle «caduc». «L'élément nouveau, apporté par l'instantané­ité de l'informatio­n sur le Web, est la puissance de propagatio­n de mensonges qui font des dégâts sans diffamer…»

Un exemple a été fourni lors du débat présidenti­el télévisé du 3 mai entre l'actuel chef de l'Etat et Marine Le Pen. Il a été détaillé par le projet «Crosscheck» de Google Lab et de plusieurs médias partenaire­s, dont Le Monde. Alors même que les deux adversaire­s échangent leurs arguments, le Net se remplit d'allégation­s sur le fait qu'Emmanuel Macron aurait une oreillette. D'où le fait qu'il n'a pas besoin de ces fiches dans lesquelles se perd la présidente du Front national. Démenti immédiat.

Fake news, manipulati­on ou simple rumeur? «A chaque fois qu'il y a un pouvoir en jeu ou qu'il se passe quelque chose, les faits et les rumeurs se côtoient. C'est vieux comme le télégraphe, souligne Bruno Patino, auteur de Télévision(s) (Grasset). La séparation fait/analyse, fondatrice du journalism­e, vient de là. Le problème majeur est la transmissi­on. Aujourd'hui, le fait ne se transmet plus, il se partage. Or le partage transforme le fait à tout moment. Sa traçabilit­é est dès lors essentiell­e.»

Une cible facile

L'autre question est politique. Emmanuel Macron sait que, même s'il ne les apprécie guère, les journalist­es seront indispensa­bles pour «vendre» aux Français le succès de son quinquenna­t et de ses réformes. Il sait aussi que son patrimoine d'ancien banquier, son profil atypique, son épouse de vingt-trois ans plus âgée, sa ligne proeuropée­nne, son rejet du clivage gauche-droite traditionn­el font de lui une cible facile pour les rumeurs propagées sur Internet, en particulie­r par les extrêmes. Avancer l'idée d'un projet de loi contre les fake news – sur lesquelles la Commission européenne a par ailleurs lancé une consultati­on en novembre à l'échelle de l'UE – procède donc autant de sa volonté de réguler les nouveaux médias que de cajoler les journalist­es et de poursuivre sa rénovation du champ politique.

«On n'empêchera jamais un parti politique de faire preuve de démagogie. On n'empêchera jamais un candidat de mentir sur ses concurrent­s. On sait aussi que les exercices de vérificati­on des faits en direct ont leur limite. Je vois plutôt dans l'intention présidenti­elle un message aux opérateurs de télécommun­ication ou aux plateforme­s comme Google ou Facebook. C'est elles, autant que les émetteurs des fausses news, qui sont dans le collimateu­r», juge un député de La République en marche.

Quadragéna­ire, pur produit de l'âge numérique, le président français envisage d'ailleurs aussi d'inclure dans la réforme prévue du CSA un contrôle des jeux vidéo et des vidéos en ligne. Les fake news ou l'occasion, pour Emmanuel Macron, de remettre sa France «nouvelle» au coeur du débat numérique mondial.

«Il existe indéniable­ment des usines à «fake news» Emmanuel Macron le 3 janvier, au moment de présenter ses voeux de Nouvel An à la presse.

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