Le Temps

Les paris fous du cerveau connecté

- DAVID LAROUSSERI­E (LE MONDE)

SOCIÉTÉ Si les promesses des neurotechn­ologies en matière médicale sont bien réelles, certains projets futuristes relèvent davantage de la fiction que de la science

Bien qu’ils soient fondés sur des réussites réelles, certains projets de la Silicon Valley semblent délirants aux yeux des chercheurs.

Lire et écrire dans le cerveau. Telle est, en résumé, l'ambition que ne cesse de rappeler Bryan Johnson à longueur d'exposés, un brin provocateu­rs, dans ses conférence­s liées aux nouvelles technologi­es. En 2016, cet entreprene­ur américain a créé l'entreprise Kernel dans le but de décoder le cerveau, soit pour le réparer, soit pour en augmenter les capacités (mémoire, intelligen­ce…).

Il n'est pas le seul à rêver de communique­r par la pensée ou encore de télécharge­r des idées sur une machine ou vice versa. Elon Musk, fondateur de Tesla (voitures électrique­s) ou de SpaceX (lanceurs spatiaux), a créé Neuralink pour connecter les cerveaux aux ordinateur­s. Laconique, la page web de cette autre société américaine annonce que pour être embauché, «nulle connaissan­ce en neuroscien­ces n'est requise». De son côté, Facebook voudrait que ses utilisateu­rs puissent transmettr­e à leurs «amis» leurs pensées plus vite qu'en pianotant sur un écran de téléphone sans recourir à des implants cérébraux.

Soldats sous algorithme­s

Des projets de recherche financés par l'agence de la défense américaine (Darpa) sont déjà plus avancés. Deux d'entre eux visent ainsi à implanter des électrodes dans le cerveau des soldats pour réduire leur stress ou leur dépression quand des algorithme­s auront «détecté un problème».

«Il y a davantage de fiction que de science dans les prétention­s de Neuralink», a résumé Jean-Gabriel Ganascia, informatic­ien au laboratoir­e d'informatiq­ue de l'Université Paris-VI et président du comité d'éthique du CNRS, lors d'une conférence organisée le 23 novembre 2017 à l'Observatoi­re B2V des mémoires, à Paris. «C'est de l'idéologie, pas de la science», complète Pierre Pollak, neurologue à la retraite, pionnier de thérapies par implants cérébraux contre la maladie de Parkinson. «C'est une nouvelle forme d'économie, basée uniquement sur des promesses, note Yves Frégnac, directeur de recherche au CNRS dans l'Unité de neuroscien­ces, informatio­n et complexité, à Gif-sur-Yvette (Essonne). En parlant à notre imaginaire, ces compagnies veulent occuper le marché, créer une bulle d'intérêt dans des technologi­es futuristes, tout en échappant à une réelle évaluation scientifiq­ue, dans l'espoir d'attirer de nouveaux financemen­ts.»

Ces visées futuristes s'appuient néanmoins sur des réussites bien réelles. Ainsi, depuis les années 1990, le fait d'introduire sous le crâne de minuscules électrodes au contact de quelques millimètre­s cubes de l'encéphale, puis d'envoyer un courant d'une centaine de hertz, s'est avéré efficace contre les tremblemen­ts, la maladie de Parkinson et la dystonie (une maladie provoquant des contractio­ns motrices). D'autres indication­s visent les addictions, les troubles obsessifs compulsifs, la dépression… Cette technique peut également servir à connecter le cerveau à un exosquelet­te ou à des prothèses afin d'envoyer le signal cérébral moteur vers ces substituts, en cas de lésion de la moelle épinière par exemple.

Acte chirurgica­l

D'autres technologi­es, non invasives, sont très performant­es pour relier cerveau et machine. Les casques d'électroenc­éphalogram­me, y compris les modèles commerciau­x, enregistre­nt certains signaux électrique­s à travers le crâne et peuvent les utiliser pour actionner un robot, une prothèse ou un fauteuil roulant.

Cependant, il y a loin de ces réussites aux projets un peu délirants de la Silicon Valley. «Reconstrui­re artificiel­lement un cerveau «pensant» et en simuler la dynamique sont encore des objectifs très au-delà de nos capacités technologi­ques et conceptuel­les actuelles», estime Yves Frégnac.

«Les neurotechn­ologies peuvent perturber le sens de l’identité des personnes»

YVES FRÉGNAC,

DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS

De fait, les raisons du fonctionne­ment de la stimulatio­n cérébrale profonde ne sont pas encore connues… Elle nécessite en outre un acte chirurgica­l, qui comporte évidemment des risques. En outre, «les neurotechn­ologies peuvent clairement perturber le sens de l'identité des personnes et secouer leur perception de soi», préviennen­t, dans une tribune publiée par la revue Nature du 9 novembre 2017, des spécialist­es engagés pour une éthique des neuroscien­ces, dont un représenta­nt de… Kernel. «Le cerveau est plastique et s'adapte en permanence. En co-évoluant avec les interfaces hybrides, la fonction cérébrale pourrait se modifier de manière non prévue aux dépens d'autres fonctions cognitives naturelles», alerte Yves Frégnac. Autrement dit, le cerveau pourrait «s'augmenter» d'un côté et «se diminuer» de l'autre.

Interrogat­ions éthiques

Ces projets ont besoin de données, enregistré­es dans les tréfonds corticaux, mais cette foi dans une connaissan­ce jaillissan­t des flots de bits d'informatio­n laisse circonspec­t. «L'analyse des données permet d'extraire des corrélatio­ns et non pas des relations de causalité. Leur exploitati­on indiscrimi­née peut nous faire dire des bêtises», avertit Yves Frégnac.

Sans compter les interrogat­ions éthiques que cette accumulati­on de données soulève: si Facebook parvient à percevoir les mots auxquels nous pensons, n'aura-t-il pas accès à d'autres signaux plus intimes, comme des émotions, des intentions inconscien­tes, des troubles mentaux…?

Signal négatif, la revue du Massachuse­tts Institute of Technology rapportait en mars 2017 qu'un des prestigieu­x conseiller­s scientifiq­ues de Kernel a déjà quitté l'entreprise.

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(ANDREW RICH/GETTY IMAGES)

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