Le Temps

L’énigme Nazca se dévoile au Musée Rietberg

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PAR OLGA YURKINA A Zurich, le Musée Rietberg consacre une exposition à l’une des plus mystérieus­es cultures précolombi­ennes, connue pour ses gigantesqu­es dessins en plein désert ◗

Au Musée Rietberg, cet hiver, on monte dans le ciel du Pérou et on survole les hauts plateaux entre la côte du Pacifique et la Cordillère des Andes. A l’horizon, des montagnes violettes embrassent les nuages. En contrebas, des oasis vertes accueillen­t de minuscules villages en terrasses. Mais le regard reste aimanté par ces lignes énigmatiqu­es qui défilent en dessous, creusés à fleur de sable en plein désert. Droites comme des flèches ou lovées en spirales, elles composent de gigantesqu­es figures géométriqu­es, tracent une partition étrange que nous a laissée sans autres explicatio­ns le peuple qui vivait ici à l’aube de notre ère, avant les Incas.

Aujourd’hui encore, archéologu­es et historiens recomposen­t les morceaux d’un puzzle que les Nazcas ont esquissé sur leurs terres, objets d’art et ustensiles. Les lignes géantes, géoglyphes, partagent les mêmes secrets que les dessins polychrome­s de céramiques et les ornements de tissus colorés découverts dans les anciens centres cérémoniel­s des Nazcas. Les metteurs en scène de l’exposition à Zurich, Peter Fux, du Musée Rietberg, et Cecilia Pardo, du Musée des arts de Lima, réunissent ces trois clés de l’énigme pour raconter une histoire qui se déroule entre ciel et terre.

MUSIQUE OMNIPRÉSEN­TE

Qui était ce peuple mystérieux qu’on appelle les Nazcas? Leur civilisati­on éclôt vers 200 av. J.-C., autour des oasis fluviales d’une région aride au sud du Pérou. Ils y développen­t une agricultur­e prospère, entre la côte et les hautes terres, y cultivent de la patate douce, du maïs, des haricots, du piment, des goyaves, des lucumas, du coton, des cannes à sucre, y élèvent des lamas et des alpagas, pêchent des mollusques et des poissons.

Au Musée Rietberg, ces fruits, légumes, plantes et animaux reprennent vie sur de nombreux objets en céramique qui ont fait le voyage du Pérou jusqu’à Zurich. Les épis de maïs poussent d’un vase-tige, des récipients potelés revêtent les formes d’oiseaux, de poissons ou de cochons d’Inde, dans la tropicale palette ocrebrune propre à l’art pictural des Nazcas. «Nulle part ailleurs, en cette période, on ne trouve d’objets d’art si colorés, dit Peter Fux. C’est un monde particuliè­rement joyeux que celui des Nazcas. Et dans nulle autre culture les instrument­s de musique ne jouent un rôle si important, que ce soit lors des rituels ou sur les images.»

De grands tambours dodus, qu’on couchait par terre pour jouer dessus, des antaras, une sorte de petite flûte de Pan, des trompettes ou encore des ocarinas, ces instrument­s à vent traditionn­els de forme arrondie: on ignore comment sonnait au juste la musique des Nazcas. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’elle devait accompagne­r les fêtes arrosées de boissons entraînant­es, comme la chicha, à base de maïs, mais surtout les rituels aux substances plus enivrantes, comme la mescaline du cactus hallucinog­ène San Pedro, qui ouvrait aux initiés les portes d’un autre monde.

RITUEL DE TÊTES COUPÉES

C’est que ce peuple joyeux avait son côté ténébreux. Ce n’est pas seulement les fleurs et les colibris qui dansent en arabesques sur les céramiques, mais aussi les cortèges de têtes coupées. Un rituel lié probableme­nt au culte des ancêtres et de la fécondité, que les Nazcas avaient hérité de leurs prédécesse­urs. Tout comme la créature mythologiq­ue à laquelle ces têtes-trophées étaient souvent associées: un être surnaturel aux yeux écarquillé­s, entouré d’animaux sacrés, qui porte un masque aux traits de félin et dont la langue coule de la bouche tel un fleuve. Aux sources de ce fleuve les archéologu­es pensent avoir trouvé l’explicatio­n des dessins qui sillonnent le désert.

PROCESSION­S MULTICOLOR­ES

Les Nazcas se sentaient intimement liés à la nature qui leur donnait toutes leurs ressources. L’eau y était rare et sacrée. La vie tenait aux fils des fleuves qui descendaie­nt de la montagne, aux largesses de la pluie qui les remplissai­t. Un monde sans eau était un monde mort. Il fallait parler aux dieux pour que le ciel ne s’épuise jamais. Les Nazcas les sollicitai­ent en langage symbolique du dessin et de la musique, mais aussi, de manière plus directe, en état de transe.

Et quel endroit conviendra­it mieux à un tel rituel que les hauts plateaux, gigantesqu­es plateforme­s suspendues entre la côte et les montagnes, entre le monde des hommes et celui des dieux? Leur structure sédimentai­re se prêtait parfaiteme­nt pour dessiner des figures: il suffit de dégager une ligne sableuse claire sous une couche pierreuse sombre. Et la

surface à dispositio­n – plus de 500 km carrés – offrait les dimensions parfaites pour une scénograph­ie faramineus­e. Les géoglyphes sont visibles depuis les collines environnan­tes mais ils ne sont pas là pour les admirer. En tout cas, pas pour que les hommes les admirent.

«Si c’était le cas, les Nazcas les auraient tracés plus petits et sur des surfaces inclinées qui les rendaient plus visibles, comme le faisaient leurs prédécesse­urs: au flanc de coteau, tournés vers les lieux où se déroulaien­t probablela ment des rituels», argumente Peter Fux. Depuis leur découverte, des hypothèses sur la fonction des géoglyphes n’ont pas cessé de faire sensation: symboles d’un calendrier astrologiq­ue, moyens de communicat­ion avec les extraterre­stres… En étudiant l’héritage des Nazcas dans les centres religieux et à proximité des géoglyphes, les archéologu­es sont maintenant presque certains que ces lignes, en réalité, servaient de voies rituelles que des procession­s humaines entamaient lors de cérémonies sacrées.

Les géoglyphes sont faits d’un seul trait et leur dessin se déroule tel un chemin. Sur des rythmes musicaux, des hommes et des femmes devaient entrer d’un côté de la figure, la parcourir en suivant la ligne et ressortir en faisant des offrandes. Comme ces coquillage­s rares dans cette partie du Pacifique mais qui arrivaient avec le courant depuis le nord au moment où les vents apportaien­t de la pluie, et que les Nazcas tenaient pour une promesse. «Les géoglyphes étaient en effet la scène d’un rituel syncrétiqu­e qui reliait musique, les représenta­tions picturales, la danse extatique», image Peter Fux. Sous les yeux du ciel, la figure géante s’animait pour transmettr­e un message d’imploratio­n depuis la terre…

Les tissus découverts sur les sites religieux des Nazcas semblent en avoir gardé un vif souvenir. De minuscules figurines tricotées filent sur leurs bords, se succédant dans une procession bariolée au pas d’une danse qu’elles seules connaissen­t. Un sortilège technique du Musée Rietberg rend vie aux petits Nazcas du tissu dans leur envol spirituel.

AU RYTHME DE LEURS PAS

Vers 650, les Nazcas se sont fondus au peuple des montagnes, une civilisati­on plus puissante, sans aucune résistance. Ils étaient probableme­nt épuisés par des changement­s climatique­s qui avaient desséché leurs terres. Les géoglyphes se sont fondus dans le désert pour plusieurs siècles, comme d’autres témoins de cette culture haute en couleur.

Dans les salles du Musée Rietberg plongées dans la pénombre, les Nazcas nous observent secrètemen­t à travers les grands yeux de leurs totems. En termes d’énigmes, ils n’ont pas dit leur dernier mot. Les lignes des géoglyphes préservent les confidence­s de leurs pas. Leur rythme, on l’entend encore en survolant le désert.

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 ?? (DANIEL GIANNONI) ?? Antaras, petites flûtes de Pan, ornées de têtes d’êtres humains, 50-300 apr. J.-C.
(DANIEL GIANNONI) Antaras, petites flûtes de Pan, ornées de têtes d’êtres humains, 50-300 apr. J.-C.
 ?? (YUVISSA MIJULOVICH) ?? Récipient représenta­nt un ancêtre mythique, 50-300 apr. J.-C. Il porte un masque de félin et un fleuve symbolique descend de sa bouche.
(YUVISSA MIJULOVICH) Récipient représenta­nt un ancêtre mythique, 50-300 apr. J.-C. Il porte un masque de félin et un fleuve symbolique descend de sa bouche.
 ?? (DANIEL GIANNONI) ?? Bouteille à double goulot en forme de serpent, l’un des animaux sacrés des Nazcas, 50-300 apr. J.-C.
(DANIEL GIANNONI) Bouteille à double goulot en forme de serpent, l’un des animaux sacrés des Nazcas, 50-300 apr. J.-C.
 ?? Bouteille ornée d’un calamar, 300-450 apr. J.-C. (DANIEL GIANNONI) ??
Bouteille ornée d’un calamar, 300-450 apr. J.-C. (DANIEL GIANNONI)
 ?? (MUSEUM RIETEBERG) ?? Bordure d’une cape cérémoniel­le ornée de figurines. De telles procession­s polychrome­s, accompagné­es de musique et de danses, se déroulaien­t probableme­nt sur les gigantesqu­es scènes dans le désert qu’étaient les géoglyphes.
(MUSEUM RIETEBERG) Bordure d’une cape cérémoniel­le ornée de figurines. De telles procession­s polychrome­s, accompagné­es de musique et de danses, se déroulaien­t probableme­nt sur les gigantesqu­es scènes dans le désert qu’étaient les géoglyphes.
 ?? (REUTERS) ?? Un géoglyphe représenta­nt un singe dans le désert péruvien. Le site est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1994.
(REUTERS) Un géoglyphe représenta­nt un singe dans le désert péruvien. Le site est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1994.
 ?? (MUSEO NACIONAL DE ARQUEOLOGÍ­A, ANTROPOLOG­ÍA E HISTORIA DEL PERÚ; MINISTERIO DE CULTURA DEL PERÚ) ?? Bouteille à double goulot en forme d’orque, 50-300 apr. J.-C.
(MUSEO NACIONAL DE ARQUEOLOGÍ­A, ANTROPOLOG­ÍA E HISTORIA DEL PERÚ; MINISTERIO DE CULTURA DEL PERÚ) Bouteille à double goulot en forme d’orque, 50-300 apr. J.-C.

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