Le Temps

Enquête sur la nébuleuse islamiste pro-Qatar en Suisse

Des agents du SRC ont échangé des informatio­ns avec un riche Saoudien au sujet de deux Qataris accusés de soutien au terrorisme. L’affaire relie des exilés libyens en Suisse, une ONG genevoise et le salafiste bernois Nicolas Blancho

- SYLVAIN BESSON @SylvainBes­son

Les services secrets helvétique­s s’intéressen­t à deux financiers qataris et à un groupe d’exilés islamistes libyens

Durant plusieurs mois, au printemps 2017, des agents du Service de renseignem­ent de la Confédérat­ion ont organisé des rendez-vous secrets avec un informateu­r basé à Genève, l’homme d’affaires saoudien Tarek Obaïd. But de l’opération: récolter des renseignem­ents sur des réseaux islamistes soutenus par le Qatar et disposant d’importants relais sur sol helvétique. Les noms d’une cinquantai­ne d’islamistes libyens exilés en Suisse ont été remis au SRC à cette occasion. Mais aussi des informatio­ns concernant les soutiens qataris de l’ONG genevoise Alkarama et du Conseil central islamique suisse, la plus radicale des organisati­ons musulmanes helvétique­s.

Membre d’une riche famille saoudienne, Tarek Obaïd a aussi permis d’exfiltrer le fils d’un employé de l’ambassade suisse arrêté pour trafic de cocaïne à Riyad en 2014.

Le Service de renseignem­ent de la Confédérat­ion (SRC) vient d'examiner durant des mois les connexions suisses d'islamistes basés au Qatar et accusés de soutien à Al-Qaida par plusieurs pays du Golfe, a appris Le Temps de sources bien informées.

L'un des personnage­s qui intéressen­t le service, Abdulrahma­n al-Nuaimi, est le cofondateu­r de l'ONG Alkarama, basée à Genève et vouée à la défense des droits de l'homme dans le monde arabe. Un second, Ali Abdullah al-Suwaidi, préside l'Internatio­naler Islamische­r Rat, une organisati­on musulmane basée à Berne avec le salafiste Nicolas Blancho, responsabl­e du très controvers­é Conseil central islamique suisse (CCIS).

Les deux hommes figurent sur une liste de soutiens supposés du terrorisme remise cet été au Qatar par une alliance de pays conservate­urs du Golfe. Ces derniers accusent Doha de financer en sous-main des organisati­ons islamistes, en particulie­r les Frères musulmans. Le Qatar a rejeté les accusation­s mais fait depuis l'objet d'un blocus de la part de ses voisins, Arabie saoudite et Emirats arabes unis en tête.

Le SRC ne s'exprime jamais sur ses activités opérationn­elles et refuse tout commentair­e sur ce cas. Mais son intérêt pour les islamistes liés au Qatar et leurs réseaux connexes a été confirmé au Temps par plusieurs interlocut­eurs ayant eu des liens étroits avec le service.

Informateu­r saoudien

Ces derniers mois, des informatio­ns ont notamment été remises au SRC par la riche et influente famille Obaïd. Ces Saoudiens installés à Genève sont réputés proches de l'ancien roi Abdallah d'Arabie saoudite, décédé en 2015, et du prince Turki al-Faisal, ancien chef des services secrets du royaume. Historique­ment liés à la famille royale, ils ont compté plusieurs ministres dans leurs rangs et acquis une immense fortune grâce notamment à des contrats publics passés avec l'Etat saoudien. Ils ont aussi représenté plusieurs sociétés suisses dans le royaume.

La famille a déjà rendu de discrets services à la diplomatie helvétique, exfiltrant notamment le fils d'un employé de l'ambassade de Suisse à Riyad accusé de trafic de cocaïne en 2014 (lire ci-dessous).

Rendez-vous secrets

Selon des personnes proches du dossier, un membre de la famille, Tarek Obaïd, a rencontré à plusieurs reprises des agents du SRC lors de rendez-vous secrets organisés dans des hôtels impersonne­ls et des locaux du service à Zurich et environs. L'affaire a été traitée au plus haut niveau du service de renseignem­ent helvétique. Son directeur actuel par intérim, Paul Zinniker, s'est impliqué directemen­t.

Les informatio­ns échangées concernaie­nt la liste d'islamistes dressée par l'Arabie saoudite et ses alliés. Mais aussi un groupe de militants libyens exilés en Suisse depuis les années 1990.

Les noms d'une cinquantai­ne d'entre eux, pour la plupart proches des Frères musulmans mais dont quelques-uns ont été estampillé­s «djihadiste­s» par la Libye, ont été remis au SRC à cette occasion. Certains de ces militants seraient toujours actifs et en contact avec des membres de l'ancien Groupe islamique combattant libyen, désormais dissous mais autrefois considéré comme proche d'Al-Qaida.

L'intérêt du service pour les exilés islamistes libyens en Suisse remonte à une dizaine d'années au moins. Selon nos informatio­ns, le SRC continue de mener des opérations actives sur ce milieu réputé très méfiant et fermé.

Intellectu­els de l’islamisme

On ne parle pas ici de djihadiste­s de bas étage ou de jeunes fanatisés devant leur ordinateur. Mais d'intellectu­els de l'islamisme radical, bien connectés à l'internatio­nal, y compris en direction de groupes armés. Le but du SRC, à travers ses contacts avec Tarek Obaïd, était d'identifier des acteurs de cette mouvance pouvant transiter par la Suisse ou l'utiliser comme lieu de réunion.

«Les Suisses essaient de savoir qui entre et sort de chez eux, commente une source proche du dossier. Ils ont mis beaucoup de temps pour comprendre que Nuaimi, notamment, était souvent en Suisse.»

Le SRC a voulu savoir quelles informatio­ns ont mené à la désignatio­n par les pays du Golfe des Qataris Nuaimi et Suwaidi comme soutiens du terrorisme. Abdulrahma­n al-Nuaimi est un ancien directeur de l'associatio­n caritative Eid al-Thani, qui finance notamment la constructi­on de centaines de mosquées à travers le monde. Ali Abdullah al-Suwaidi est le dirigeant actuel de cette fondation.

Selon la liste des pays du Golfe, les deux Qataris auraient participé au financemen­t de la branche d'AlQaida en Syrie, le Front Al-Nosra. Le Départemen­t du trésor américain avait désigné Abdulrahma­n al-Nuaimi comme «supporter d'AlQaida» et «terroriste global» en 2014 déjà.

En Suisse, Ali Abdullah al-Suwaidi préside trois organisati­ons musulmanes dont le Conseil islamique internatio­nal, basé à Berne. Son vice-président, Nicolas Blancho, est la figure de proue du Conseil central islamique suisse (CCIS), principale organisati­on salafiste du pays. Ni Nicolas Blancho ni Qaasim Illi, porte-parole du CCIS, n'ont répondu aux sollicitat­ions du Temps concernant leurs liens avec Al-Suwaidi, la fondation Eid al-Thani ou le Qatar.

«Les Suisses essaient de savoir qui entre et sort de chez eux. Ils ont mis beaucoup de temps à comprendre»

UNE SOURCE PROCHE DU DOSSIER Ali Abdullah al-Suwaidi, à gauche, intrigue le SRC par ses connexions avec des islamistes suisses. Il este soutien à Al-Qaida par des pays du Golfe.

Muhasini, le troisième homme

Quant à Ali Abdullah al-Suwaidi, il s'est défendu de tout soutien «conscient» au terrorisme: «En aucune circonstan­ce notre fondation [Eid al-Thani, ndlr] ne soutiendra­it financière­ment ou autrement des organisati­ons qui ont été désignées comme terroriste­s par le Qatar ou les Nations unies», ce qui comprend notamment le Front Al-Nosra en Syrie, a-t-il déclaré.

Il n'empêche. Le SRC est particuliè­rement intrigué par les liens supposés des deux Qataris avec un troisième homme, le flamboyant djihadiste saoudien Abdullah al-Muhasini. Ce chef spirituel du Front Al-Nosra figure aussi sur la liste de suppôts du terrorisme dressée par les pays du Golfe.

Selon les informatio­ns remises au SRC, Muhasini serait lié aux Qataris Nuaimi et Suwaidi. Mais comment? Cela reste flou, même si le Trésor américain a déjà fait état de transferts financiers entre Nuaimi et le Front Al-Nosra. «L'épaisseur de ces liens reste à étayer», commente une source qui connaît bien le SRC.

Cet automne, le Ministère public de la Confédérat­ion a renvoyé en jugement trois membres du CCIS pour avoir diffusé une interview d'Abdullah al-Muhasini réalisée en Syrie en 2015. Le Front Al-Nosra a depuis changé de nom et officielle­ment rompu avec Al-Qaida.

Reste le cas singulier de l'ONG genevoise Alkarama. Cofondée par Abdulrahma­n al-Nuaimi depuis le Qatar, elle est depuis des années dans le collimateu­r des autres monarchies du Golfe, notamment des Emirats arabes unis. Sa présence en Suisse aurait d'ailleurs conduit à un sérieux coup de froid dans les relations entre Berne et les Emirats.

Réputation sulfureuse

Interrogé à ce sujet, le Départemen­t des affaires étrangères confirme qu'un de ses diplomates de haut rang, Wolfgang Amadeus Brülhart, n'a pas été reçu par le ministre des Affaires étrangères émirati lors d'un récent voyage à Abu Dhabi. Officielle­ment en raison d'un conflit d'agenda. La rencontre devrait avoir lieu en 2018. Pour le reste, les rela- tions entre les deux pays seraient «intensives et bonnes» malgré des positions parfois «différente­s».

Selon des informatio­ns remises au SRC par la famille Obaïd, le Qatar aurait encouragé l'ONG britanniqu­e islamiste CAGE et Alkarama à mener campagne contre l'interventi­on armée des Emirats dans la guerre civile au Yémen.

L'accusation n'est pas anodine, car CAGE a une réputation sulfureuse dans le monde du renseignem­ent. Cofondée par d'anciens détenus de Guantanamo, elle a admis en 2015 avoir été consultée par l'islamiste Mohammed Emwazi avant que ce dernier ne devienne «Jihadi John», le sinistre égorgeur de l'Etat islamique en Syrie.

Dénigremen­t

Contacté par Le Temps, le directeur d'Alkarama, Mourad Dhina, indique connaître CAGE «au même titre que de nombreuses autres organisati­ons de plaidoyer qui traitent des droits civils et politiques». Il dément en revanche avoir travaillé avec cette ONG sur le Yémen. Selon lui, l'accusation est «un coup fourré des Emirats», qui n'ont pas apprécié que son organisati­on dénonce des cas de violations des droits de l'homme dans ce pays choyé par les Occidentau­x. Alkarama ferait même l'objet d'une «campagne de dénigremen­t systématiq­ue» de la part des Emirats et de l'Arabie saoudite, qui utilisent l'accusation de soutien au terrorisme pour accabler leurs ennemis intérieurs et extérieurs.

Mourad Dhina explique que son organisati­on a pris ses distances avec Abdulrahma­n al-Nuaimi depuis sa désignatio­n comme financier du djihad par le Trésor américain en 2014. «Il n'est donc plus impliqué

dans notre financemen­t ou travail», écrit-il dans un courriel adressé au Temps.

Selon lui, Nuaimi n’est pas un islamiste radical, plutôt un opposant passionné à l’invasion américaine de l’Irak en 2003 – ce qui expliquera­it que Washington ait une dent contre lui. Rachid Mesli, le directeur juridique d’Alkarama, le décrit comme «très militant», «plutôt révolution­naire qu’islamiste» et ayant peut-être eu, par «naïveté», des contacts avec des «personnes suspectes» au cours de son long engagement politique.

Patriotism­e

Au final, on ignore ce que le SRC a fait des informatio­ns remises sur ces divers sujets par Tarek Obaïd. Le service passe pour relativeme­nt inexpérime­nté en matière de lutte contre l’islamisme radical. Ce qui peut expliquer son intérêt pour des sources bien introduite­s dans le Golfe, comme la famille Obaïd.

«C’est leur rôle de rencontrer des gens comme ça, c’est légitime», commente une personne qui connaît bien le service. Mais dans ce dossier, le SRC serait apparu divisé, entre certains agents déterminés à récolter des informatio­ns de manière offensive et une hiérarchie beaucoup plus prudente, complète une autre source.

Dernier mystère: pour quelles raisons la famille Obaïd a-t-elle parlé aux services secrets suisses? Par patriotism­e helvétique – certains de ses membres possèdent le passeport à croix blanche? Par désir d’avancer l’agenda saoudien contre le Qatar? Ou par besoin de gagner la bonne volonté des autorités fédérales au moment où l’un de ses membres, Tarek Obaïd, est visé par l’enquête suisse sur le scandale financier 1MDB? Sa société Petrosaudi est accusée d’avoir prêté la main au siphonnage de 700 millions de dollars au profit du premier ministre malaisien et de son homme d’affaires favori, Jho Low.

Interrogé sur ces points, l’avocat genevois de la famille Obaïd, Jean-François Ducrest, s’est refusé à tout commentair­e. ▅

Mis en cause dans le scandale 1MDB, Tarek Obaïd a-t-il voulu gagner la bonne volonté des autorités fédérales?

 ??  ??
 ?? (DR) ??
(DR)
 ??  ??
 ?? (EDDY MOTTAZ) ?? Rachid Mesli, directeur juridique de la fondation Alkarama. L’ONG se dit persécutée par les Emirats et l’Arabie saoudite.
(EDDY MOTTAZ) Rachid Mesli, directeur juridique de la fondation Alkarama. L’ONG se dit persécutée par les Emirats et l’Arabie saoudite.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland