Le Temps

Erdogan à l’Elysée, la victoire de la raison d’Etat

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Le président turc a été reçu vendredi à déjeuner par Emmanuel Macron. En arrière-plan? L’enterremen­t de la diplomatie française des droits de l’homme

Le président français Emmanuel Macron assure avoir évoqué vendredi la situation des droits de l’homme en Turquie avec son homologue Recep Tayyip Erdogan, reçu à déjeuner à L’Elysée. Mais deux jours après l’annonce d’un projet de loi visant à réprimer les fausses nouvelles en période électorale, le tapis rouge déroulé à l’homme fort d’Ankara éclaire le pragmatism­e revendiqué du quinquenna­t. Un pragmatism­e également illustré par les portes grandes ouvertes, en France, au maréchal égyptien Al-Sissi et par le soutien apporté à la reprise des négociatio­ns avec le gouverneme­nt syrien de Bachar el-Assad.

Cette ligne fort peu «droit-de-l’hommiste» n’est pas surprenant­e. Emmanuel Macron se devait de renvoyer l’ascenseur à son homologue turc après la libération en septembre 2017 du journalist­e Loup Bureau, incarcéré pour avoir couvert la rébellion indépendan­tiste kurde. La collaborat­ion de la Turquie est en outre indispensa­ble à tous égards pour éviter ce qu’Emmanuel Macron l’Européen redoute par-dessus tout: un nouvel afflux massif de migrants en provenance du ProcheOrie­nt, qui déstabilis­erait de nouveau l’UE, où les populistes et les extrêmes sont toujours en embuscade.

Une «tactique réaliste»

Le président français a aussi, à plusieurs reprises, affirmé que la guerre contre le terrorisme au Levant «serait achevée» en février. Ce qui suppose de venir réellement à bout des combattant­s de Daech, avec lesquels Ankara a souvent joué un jeu trouble. Le sujet de plus en plus d’actualité de l’éventuel rapatrieme­nt des ex-djihadiste­s français – que le gouverneme­nt a répété jeudi vouloir voir juger «là où ils ont commis des crimes» – est une affaire sur laquelle Erdogan a aussi son mot à dire. Un combattant de premier plan, Jonathan Geffroy, alias Abou Ibrahim al-Fransi, avait été remis à Paris par les autorités turques en septembre avec sa femme et ses deux enfants.

Emmanuel Macron a fait état vendredi d’une «communauté de vues et d’intérêts stratégiqu­es» pour construire la paix en Syrie, en exprimant le désir que cette dernière soit «la plus inclusive possible». Tout en soulignant que la Turquie, par ses choix récents, s’était éloignée de l’Union européenne, il a souhaité que cette relation n’en reste pas là et lancé l’idée, faute d’adhésion, d’un partenaria­t futur entre Ankara et Bruxelles.

Le président français est logique avec sa vision du monde, qu’il esquissera plus encore à partir du 8 janvier, lors de sa première visite officielle en Chine et de sa rencontre avec Xi Jinping. Voici quelques jours, l’ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine, qui le rencontre régulièrem­ent, le qualifiait à juste titre dans L’Opinion de «mélange d’européisme et de tactique réaliste». C’est ce réalisme qui l’a conduit, en novembre, à flatter les Emirats arabes unis lors de l’inaugurati­on du Louvre Abu Dhabi, puis à se rendre en Arabie saoudite pour y rencontrer le prince Mohammed Ben Salman et y plaider la cause de l’ex-premier ministre libanais Saad Hariri, venu ensuite à Paris avant de se réinstalle­r au Liban. A chaque fois, trois préoccupat­ions dominent: la volonté de se forger une stature internatio­nale, le besoin d’alliés dans son combat diplomatiq­ue contre le réchauffem­ent climatique face à Donald Trump et, en coulisses, l’éternel carnet de commandes pour les industries françaises de défense.

Un contexte favorable

C’est d’ailleurs sur ce dernier point que les choses ont le plus changé depuis son élection. Sous François Hollande, la tâche de négocier les accords d’exportatio­n d’armes (telles les ventes d’avions Rafale achetés sous le quinquenna­t précédent par l’Inde, l’Egypte et les Emirats) revenait au ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian. Désormais à la tête de la diplomatie, celui-ci a délaissé ses réseaux industriel­s et militaires, qu’Emmanuel Macron a commencé à gérer en direct. Le président turc, dont le pays est membre de l’OTAN, a aussi un avantage: il soutient le Qatar, cet allié-client traditionn­el de la France, en ce moment au ban de la région. Et il maintient de bonnes relations avec l’Iran, actuelleme­nt en proie à de violentes protestati­ons.

Pour l’Elysée, le président turc est venu en plus à Paris à un «tournant», illustré par son ton désormais «bien plus conciliant vis-à-vis de l’Union européenne». Qui mieux, dès lors, qu’Emmanuel Macron pour se poser en partenaire d’Ankara, un an et demi après le coup d’Etat déjoué du 15 juillet 2016, et alors que se profilent déjà la présidenti­elle turque de 2019? L’éclipse diplomatiq­ue d’Angela Merkel, toujours à la recherche d’une coalition gouverneme­ntale et plusieurs fois insultée par Erdogan, facilite les choses.

«Jusque-là, Macron a plutôt bien géré les hommes forts en visite, comme Poutine ou Trump, expliquait, en marge du récent forum Peace and Sport de Monaco, le chercheur français Pascal Boniface. Il sait dire les choses franchemen­t tout en évitant l’affronteme­nt.» Traduisez: la raison d’Etat s’affirme comme une valeur sûre – et jusque-là bien gérée – du macronisme.

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