Erdogan à l’Elysée, la victoire de la raison d’Etat
Le président turc a été reçu vendredi à déjeuner par Emmanuel Macron. En arrière-plan? L’enterrement de la diplomatie française des droits de l’homme
Le président français Emmanuel Macron assure avoir évoqué vendredi la situation des droits de l’homme en Turquie avec son homologue Recep Tayyip Erdogan, reçu à déjeuner à L’Elysée. Mais deux jours après l’annonce d’un projet de loi visant à réprimer les fausses nouvelles en période électorale, le tapis rouge déroulé à l’homme fort d’Ankara éclaire le pragmatisme revendiqué du quinquennat. Un pragmatisme également illustré par les portes grandes ouvertes, en France, au maréchal égyptien Al-Sissi et par le soutien apporté à la reprise des négociations avec le gouvernement syrien de Bachar el-Assad.
Cette ligne fort peu «droit-de-l’hommiste» n’est pas surprenante. Emmanuel Macron se devait de renvoyer l’ascenseur à son homologue turc après la libération en septembre 2017 du journaliste Loup Bureau, incarcéré pour avoir couvert la rébellion indépendantiste kurde. La collaboration de la Turquie est en outre indispensable à tous égards pour éviter ce qu’Emmanuel Macron l’Européen redoute par-dessus tout: un nouvel afflux massif de migrants en provenance du ProcheOrient, qui déstabiliserait de nouveau l’UE, où les populistes et les extrêmes sont toujours en embuscade.
Une «tactique réaliste»
Le président français a aussi, à plusieurs reprises, affirmé que la guerre contre le terrorisme au Levant «serait achevée» en février. Ce qui suppose de venir réellement à bout des combattants de Daech, avec lesquels Ankara a souvent joué un jeu trouble. Le sujet de plus en plus d’actualité de l’éventuel rapatriement des ex-djihadistes français – que le gouvernement a répété jeudi vouloir voir juger «là où ils ont commis des crimes» – est une affaire sur laquelle Erdogan a aussi son mot à dire. Un combattant de premier plan, Jonathan Geffroy, alias Abou Ibrahim al-Fransi, avait été remis à Paris par les autorités turques en septembre avec sa femme et ses deux enfants.
Emmanuel Macron a fait état vendredi d’une «communauté de vues et d’intérêts stratégiques» pour construire la paix en Syrie, en exprimant le désir que cette dernière soit «la plus inclusive possible». Tout en soulignant que la Turquie, par ses choix récents, s’était éloignée de l’Union européenne, il a souhaité que cette relation n’en reste pas là et lancé l’idée, faute d’adhésion, d’un partenariat futur entre Ankara et Bruxelles.
Le président français est logique avec sa vision du monde, qu’il esquissera plus encore à partir du 8 janvier, lors de sa première visite officielle en Chine et de sa rencontre avec Xi Jinping. Voici quelques jours, l’ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine, qui le rencontre régulièrement, le qualifiait à juste titre dans L’Opinion de «mélange d’européisme et de tactique réaliste». C’est ce réalisme qui l’a conduit, en novembre, à flatter les Emirats arabes unis lors de l’inauguration du Louvre Abu Dhabi, puis à se rendre en Arabie saoudite pour y rencontrer le prince Mohammed Ben Salman et y plaider la cause de l’ex-premier ministre libanais Saad Hariri, venu ensuite à Paris avant de se réinstaller au Liban. A chaque fois, trois préoccupations dominent: la volonté de se forger une stature internationale, le besoin d’alliés dans son combat diplomatique contre le réchauffement climatique face à Donald Trump et, en coulisses, l’éternel carnet de commandes pour les industries françaises de défense.
Un contexte favorable
C’est d’ailleurs sur ce dernier point que les choses ont le plus changé depuis son élection. Sous François Hollande, la tâche de négocier les accords d’exportation d’armes (telles les ventes d’avions Rafale achetés sous le quinquennat précédent par l’Inde, l’Egypte et les Emirats) revenait au ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian. Désormais à la tête de la diplomatie, celui-ci a délaissé ses réseaux industriels et militaires, qu’Emmanuel Macron a commencé à gérer en direct. Le président turc, dont le pays est membre de l’OTAN, a aussi un avantage: il soutient le Qatar, cet allié-client traditionnel de la France, en ce moment au ban de la région. Et il maintient de bonnes relations avec l’Iran, actuellement en proie à de violentes protestations.
Pour l’Elysée, le président turc est venu en plus à Paris à un «tournant», illustré par son ton désormais «bien plus conciliant vis-à-vis de l’Union européenne». Qui mieux, dès lors, qu’Emmanuel Macron pour se poser en partenaire d’Ankara, un an et demi après le coup d’Etat déjoué du 15 juillet 2016, et alors que se profilent déjà la présidentielle turque de 2019? L’éclipse diplomatique d’Angela Merkel, toujours à la recherche d’une coalition gouvernementale et plusieurs fois insultée par Erdogan, facilite les choses.
«Jusque-là, Macron a plutôt bien géré les hommes forts en visite, comme Poutine ou Trump, expliquait, en marge du récent forum Peace and Sport de Monaco, le chercheur français Pascal Boniface. Il sait dire les choses franchement tout en évitant l’affrontement.» Traduisez: la raison d’Etat s’affirme comme une valeur sûre – et jusque-là bien gérée – du macronisme.
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