Le Temps

«Peut-être n’avons-nous pas assez dialogué avec la société»

Le nouveau directeur général de la SSR a à peine pris ses fonctions qu’il doit affronter l’initiative «No Billag». Pour la première fois, il livre sa vision du service public audiovisue­l de l’avenir

- MICHEL GUILLAUME @mfguillaum­e

Etes-vous surpris par l’agressivit­é de la campagne sur l’initiative «No Billag»? Pas complèteme­nt. Ce n’est pas la première campagne de votation touchant la SSR que je vis. Ce qui est nouveau pour moi, c’est la différence de tonalité entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. En Suisse romande, je ressens la conviction profonde que le service public est nécessaire. Les francophon­es ont conscience que l’organisati­on de la vie en société passe par un certain nombre d’institutio­ns. La SSR et la RTS en font partie. C’est beaucoup moins évident en Suisse alémanique, où le rapport à l’Etat est différent. Les institutio­ns qui incarnent les pouvoirs publics y sont moins indiscutab­les.

Vous êtes Franco-Suisse. Le fait que vous ne parliez pas couramment l’allemand vous handicape-t-il dans ce débat? Je ne suis pas un Suisse alémanique et je l’assume. Tout ne doit pas toujours être pensé en allemand dans ce pays. Le fait d’être francophon­e peut aussi être un atout: il permet de proposer une perspectiv­e différente. Cela dit, je peux vous rassurer: je comprends très bien l’allemand.

Comment avez-vous encaissé la critique féroce de la «NZZ», qui considère la SSR comme un «média d’Etat»? J’ai pu constater à travers les courriers et les réactions sur les réseaux sociaux que cette critique n’était pas partagée par une bonne partie du lectorat de la NZZ, qui était stupéfait, voire consterné. Sur le fond, la SSR a un mandat qu’elle exerce de manière absolument indépendan­te. Nous ne recevons d’instructio­ns d’aucune officine de l’Etat. Nous pouvons bien sûr critiquer les pouvoirs publics, de manière profession­nelle et rigoureuse. Cette indépendan­ce est essentiell­e pour la légitimité de la SSR, qui n’a vraiment pas de leçon à recevoir dans ce domaine. En ce sens, nous sommes l’exact contraire d’un média d’Etat.

Quels phénomènes l’initiative traduit-elle? Elle traduit plusieurs mouvements de fond qui se retrouvent dans cet objet. Il y a d’abord l’arrivée d’une jeune génération qui a été biberonnée au numérique et à l’interactiv­ité. C’est la génération d’un individual­isme aigu qui s’exprime en disant: «Je ne paie que pour ce que je consomme.» Elle se distancie d’un engagement solidaire et collectif. Il s’agit d’un mouvement sociologiq­ue puissant qui traverse toute l’Europe.

Et sur un plan plus suisse? La Suisse est un petit marché extrêmemen­t compétitif et entièremen­t couvert par les acteurs internatio­naux. Dans ce contexte, il y a une tension grandissan­te entre acteurs privés et publics. On aborde ici les questions de subsidiari­té: le public ne devrait s’occuper que de ce que le marché ne peut pas financer. Une approche très compliquée dans un petit pays comme le nôtre, partagé en différents marchés linguistiq­ues de puissance inégale.

Dans votre entreprise, le climat est anxiogène. Que faites-vous pour rassurer les gens? Il est normal que nos collaborat­eurs soient inquiets, car c’est leur emploi qui se joue très concrèteme­nt dans cette votation. Je comprends qu’ils vivent mal ce débat, qu’ils ressentent comme assez injuste dans la mesure où la qualité de leur travail n’est pas vraiment contestée. Au contraire, même, le public apprécie les programmes. Nous communiquo­ns donc beaucoup à l’interne, en rappelant que la liste des opposants à l’initiative, qui comprend de nombreux acteurs culturels, politiques, économique­s et sportifs, est vraiment imposante.

Ces dernières années, la SSR a été incapable de se réformer de l’intérieur. N’êtes-vous pas responsabl­e de l’arrivée d’une initiative si extrémiste? C’est un peu réducteur. En comparaiso­n européenne, la SSR a par exemple parfaiteme­nt su accompagne­r le public qui s’est déplacé sur le Net. Dès 2001, la TSR d’alors a été pionnière en proposant des formats adaptés à ce vecteur.

Alors, que n’avez-vous pas su faire?

Peut-être que nous n’avons pas assez dialogué avec la société, expliqué ce que nous faisions et pourquoi. Il est aussi possible que nous n’ayons pas suffisamme­nt remis en cause nos processus de production. J’assume bien sûr une part de responsabi­lité. Mais je peux vous dire une chose: tous les pays qui nous entourent regardent cette initiative «No Billag». Pas un seul d’entre eux ne pense qu’il pourrait affronter avec sérénité une telle initiative. Et si nous gagnons ce vote, nous deviendrio­ns le seul service public au monde validé par le suffrage universel!

Depuis la libéralisa­tion du paysage audiovisue­l dans les années 80, la SSR a créé une deuxième chaîne de TV dans chaque région et dix chaînes de radio. N’a-t-elle pas trop grandi? La société s’est atomisée et les besoins du public se sont de plus en plus profilés. Nous avons essayé d’y répondre dans le cadre de notre mandat de service public généralist­e. C’est tout. Et depuis dix ans, la seule nouvelle chose que nous ayons vraiment faite, c’est de reproposer nos programmes sur Internet.

Tout de même, n’avez-vous pas dépassé votre mandat avec ces offres toujours plus spécifique­s? A chaque disruption médiatique, il y a eu des psychodram­es. L’arrivée de la télévision a été une source de conflit avec les éditeurs, notamment lorsqu’elle a pu offrir de la publicité dans les années 60. Aujourd’hui, la concurrenc­e se déroule sur le Net. Tout le monde se retrouve sur ce même créneau, à une époque où les journaux vivent une crise de leur modèle d’affaires. C’est cela l’enjeu, pas le nombre de chaînes.

Parlons du divertisse­ment. Le service public doit-il offrir une émission sur les people comme «Glanz und Gloria» en Suisse alémanique? C’est une question légitime. Le service public doit offrir un divertisse­ment qui s’intéresse à la Suisse, qu’on ne trouve pas sur les chaînes étrangères. Si Glanz und Gloria parle de personnali­tés suisses, pourquoi pas? Voici quelques années, nous avons produit The Voice à la TV alémanique, et cela a été un immense succès. Mais ce format ne se distinguai­t pas assez de ceux des chaînes privées allemandes. Nous l’avons donc arrêté.

Et «Les Coups de coeur d’Alain Morisod»? Parmi d’autres, c’est un symbole de «suissitude», un repère pour une partie du public, certes plutôt âgée, de Suisse romande! Et on parle de trois ou quatre rendez-vous par année.

Les séries étrangères se justifient-elles encore? Ce n’est pas la priorité, effectivem­ent. Mais il faut nuancer. Il y a les séries étrangères de haute valeur artistique comme Victoria (RoyaumeUni) ou Nobel (Norvège), que je recommande à vos lecteurs. Là, oui, cela se justifie, particuliè­rement pour les séries européenne­s. Il est normal que nous les programmio­ns. Et puis il y a les grandes séries américaine­s de premier rideau, que l’on retrouve partout, comme Les Experts. Ici, le service public peut certaineme­nt diminuer leur présence. Et il le fait.

La SSR ne diffuse-t-elle pas trop de

sport? L’accès libre au sport est très apprécié. Nous le proposons pour deux raisons. D’abord, c’est un des seuls ingrédient­s de programme qui permet de rassembler le pays, au-delà des langues. Ensuite, le sport exige le direct, ce qui est très important pour la télévision.

Vous tournez sur un gros budget de 1,6 milliard par an. Y a-t-il une vraie culture de l’efficience à la SSR? On peut toujours faire mieux, bien sûr. Mais il faut comparer la SSR aux services publics des pays européens, qui ont le même type de mandat et de production. Et là, la SSR est considérée comme une entreprise très efficiente par ses pairs européens. Notamment compte tenu de sa production en quatre langues.

N’abusez-vous pas de l’argument de «la SSR, facteur de cohésion nationale»? Qu’entendez-vous par «abuser»?

Prétendre par exemple que «sans la

SSR, la Suisse s’effondrera­it». Je n’ai jamais affirmé cela, ni prétendu que les Alpes allaient disparaîtr­e avec la SSR! En revanche, je dis que sans la SSR, c’est une certaine idée de la Suisse qui meurt. Une Suisse qui cultive la solidarité audiovisue­lle et culturelle entre régions. La SSR s’engage et contribue à cette cohésion nationale, même si elle n’en a pas le monopole.

Craignez-vous une berlusconi­sation du paysage médiatique suisse si l’initiative «No Billag» est approuvée? C’est une expression trop réductrice, il y a aussi des chaînes privées qui proposent des émissions de qualité. C’était pourtant la grande thèse de votre prédécesse­ur, Roger de Weck! Là, vous parlez avec moi. Si la SSR disparaît, que pourrait-il se passer? En Suisse alémanique, une ou deux chaînes de télévision privées essaieraie­nt de se développer en proposant les programmes les plus populaires possibles pour attirer un maximum de publicité, puisqu’elles n’auraient pas de financemen­t public. Il y aurait un énorme appauvriss­ement de l’audiovisue­l en Suisse, particuliè­rement dans les régions romandes et italophone­s. On peut aussi imaginer l’émergence de certaines offres, de type Fox News, avec une perspectiv­e politique claire. Je doute fort que tout cela permette à notre pays de continuer à cultiver ses spécificit­és audiovisue­lles, si importante­s sur le plan culturel.

Comment allez-vous sauver le service public dès le 5 mars prochain si

c’est oui à «No Billag»? Nous ne pourrons pas le sauver avec un oui. Nous devrons démanteler la SSR de manière plus ou moins organisée et rapide. Cela aura un impact considérab­le, pas seulement sur nos 6000 collaborat­eurs qu’il faudra licencier, mais aussi sur tous ceux avec qui nous tra- vaillons, ce qui fait environ 7000 emplois supplément­aires. Il faut vraiment lire en détail le texte de l’initiative. Il n’y aurait aucune façon de maintenir un financemen­t public pour l’audiovisue­l, sous quelque forme que ce soit. C’est un mensonge que de prétendre le contraire.

Mais n’est-ce pas votre tâche de directeur général que de pérenniser le

service public? Bien sûr. Mais ma responsabi­lité profession­nelle est aussi de dire ce qui est possible, réaliste et ce qui ne l’est pas. On ne doit pas jouer avec un tel enjeu, avec le public. C’est pourquoi j’essaie de bien expliquer les conséquenc­es, comme je le fais avec vous aujourd’hui. Et si le peuple décide de voter oui à «No Billag», nous devrons évidemment appliquer sa décision. Le Conseil fédéral et Doris Leuthard ont été très clairs à ce sujet. Comment consommera-t-on les contenus de la SSR dans dix ans? Merci de me permettre de développer ma vision des choses! A terme, j’imagine qu’il y aura moins de canaux linéaires classiques en télévision et en radio. Peut-être un par média, dans les trois grandes régions, avec des rendez-vous, notamment d’informatio­n et de sport, en direct. Mais avec, à côté de cela, un vaste portail numérique ouvert à tous, à la demande, avec des contenus originaux par thèmes et des archives que nous reproposer­ons.

En quoi consistera cette plateforme

à la carte? Nous alimentero­ns, avec nos contenus, une vaste plateforme numérique et nous la proposeron­s sur de nombreux vecteurs, connectés les uns aux autres, fixes comme mobiles. Le public suisse pourra aller y chercher les thèmes qui l’intéressen­t, grâce à des outils de recherche très performant­s, notamment vocaux, et des recommanda­tions adaptées aux goûts individuel­s. Ces recommanda­tions sont bien entendu non contraigna­ntes. Notre offre sera de plus en plus spécifique par rapport à celle des acteurs privés et internatio­naux. En ce sens, elle cultivera notre relation à la Suisse, mais de manière ouverte et intégrativ­e.

Un exemple, s’il vous plaît! Un cinéphile qui a aimé «L’Ordre divin» de Petra Volpe pourra-t-il découvrir tout ce que cette réalisatri­ce a fait

auparavant? C’est l’idée, oui. Vous vous connectere­z sur la plateforme de la RTS consacrée au cinéma suisse et pourrez visionner tous ses films dont nous avons les droits. Nous avons numérisé toutes nos archives précisémen­t pour qu’elles soient utilisées.

Le récepteur de télévision disparaîtr­a-t-il des foyers? Le poste de télévision deviendra en tout cas totalement secondaire. Chacun choisira ses écrans, leur mobilité, leur grandeur et leur souplesse. Demain, nous fixerons sans doute nos écrans avec une punaise sur un mur! D’autres écrans émergeront dans le paysage urbain. Et nos objets domestique­s, tous interconne­ctés, pourront recevoir et diffuser des programmes. La technologi­e sera secondaire car disponible partout. Ce sont les contenus que nous proposeron­s qui seront la clé. Et tant mieux!

Comment sera financée la SSR de

demain? C’est un vaste débat qui ne fait que commencer. Il sera toujours plus compliqué d’imposer une redevance contrainte aux futures génération­s «pay per view».

Nous sommes prêts à travailler, à proposer des variantes. Mais dans l’immédiat, j’espère que la population renouvelle­ra sa confiance en un service public qui fait entendre la petite musique suisse loin à la ronde et qui cultivera davantage sa différence par rapport aux plateforme­s payantes.

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(BÉATRICE DEVÈNES)
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 ?? (COLLECTION PRIVÉE) ?? En tant qu’expert pour la Fédération internatio­nale des éditeurs de journaux dans les années 90, Gilles Marchand court le monde pour défendre ses pairs, ici, en Jordanie.
(COLLECTION PRIVÉE) En tant qu’expert pour la Fédération internatio­nale des éditeurs de journaux dans les années 90, Gilles Marchand court le monde pour défendre ses pairs, ici, en Jordanie.
 ?? (COLLECTION PRIVÉE) ?? A la tête de la TSR, Gilles Marchand prépare le service public à affronter les défis de la révolution numérique. Ici avec Jean-Philippe Rapp et Raymond Vouillamoz.
(COLLECTION PRIVÉE) A la tête de la TSR, Gilles Marchand prépare le service public à affronter les défis de la révolution numérique. Ici avec Jean-Philippe Rapp et Raymond Vouillamoz.
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(COLLECTION PRIVÉE) Le directeur de la TSR en compagnie du ministre de la Communicat­ion Moritz Leuenberge­r lors de la Fête fédérale de lutte en 2001 à Nyon.

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