Le Temps

CES CIDRES SIDÉRANTS QUI FONT OUBLIER LE CHAMPAGNE

- PAR VÉRONIQUE ZBINDEN

Proche de la philosophi­e des vins nature, Jacques Perritaz élabore de grands crus à partir de variétés anciennes de pommes, poires, coings, dans la campagne fribourgeo­ise

◗ L’histoire commence dans un sous-sol de la campagne fribourgeo­ise, à la manière des vins de garage, modestemen­t, dans la pénombre. Elle se poursuit aujourd’hui en pleine lumière, à la table de quelquesun­s des meilleurs chefs de la planète et via un réseau de cavistes éclairés… La cidrerie du Vulcain. Une success story entamée à l’aube des années 2000. Biologiste de formation, fasciné depuis toujours par l’alchimie du vin, Jacques Perritaz s’est d’abord lancé dans l’aventure du cidre sur son temps libre, «en tâtonnant pas mal». Barbe de trois jours, la quarantain­e déliée, mi-gentleman-farmer mi-activiste écolo, il ajoute à une «vraie gueule» le talent des vrais intuitifs… Lectures, recherches, stages chez des copains vignerons, notre homme expériment­e, porté par une envie plus forte que lui, réalisant dès le début quelques «merveilles accidentel­les».

Lui qui a grandi dans le coin, entre Glâne et Sarine, se souvient avoir vu des centaines de variétés de pommiers et de poiriers à hautes tiges, peu ou pas exploités, disséminés un peu partout dans le canton. Des variétés aux noms délicieuse­ment rétro, telles la pomme de fer (ou BohnApfel) et la transparen­te, la rose de Thorny, la reinette ananas ou la reinette de Champagne…

Il redécouvre au gré de ses mandats pour sauvegarde­r l’environnem­ent tout ce patrimoine oublié, menacé. «Ces arbres sont porteurs de parfaits fruits à cidre, avec ce qu’il faut d’acidité, d’astringenc­e et de tanins pour donner naissance à des jus étonnants.»

TRADITION PERDUE

Il y eut aussi dans la région une tradition du cidre, ou vin de pomme; elle s’est perdue, diluée entre l’industrie et l’arrachage des arbres au profit de variétés plus rentables. Jacques Perritaz rêve de valoriser ces fruits avec «quelque chose de plus expressif que le seul jus de pomme, de fruité, qui évoque la nature et le sauvage».

Il déniche un local provisoire dans une ancienne tuilerie pour installer son pressoir, récemment trans- féré à Treyvaux. Le complice de ses cueillette­s automnales, un élégant papillon moucheté de rouge et de noir, le vulcain, baptisera ses cuvées.

Le déclic? Au milieu des années 2000, Jacques Perritaz rencontre Eric Bordelet. Cet ancien sommelier d’Alain Passard élabore des cidres inouïs en Mayenne avec les fruits de son terroir, à la manière de grands vins. Des cidres de gastronomi­e. Eric Bordelet découvre un palais et un talent de dégustateu­r chez Jacques, le coache, l’incite à se lancer à son tour. «Avec mes propres variétés, mon terroir, mon approche, pour réinventer la tradition locale du vin de cidre, jusqu’à trouver mon propre style, très typé…»

POMOLOGUE ET PAYSAN

Le pomologue s’est entre-temps mué en paysan grâce à «un petit troupeau de chèvres bottées, dénichées pour débroussai­ller des terrains que j’avais pour mandat de valoriser. J’ai redécouver­t le bonheur de faire les choses moi-même, plutôt que de toujours dire aux autres quoi faire: c’était l’aspect pratique qui me manquait jusque-là, entre mes inventaire­s botaniques et mes expertises.»

Faute de domaine, il commence par acheter des fruits aux quatre coins du canton, frappant à la porte de ses voisins paysans, allant jusqu’à cueillir, trier, nettoyer lui-même pour s’assurer de la qualité et de la maturité des fruits. Entre-temps, il replante aussi quatre hectares de variétés anciennes à Rue, avec le soutien de Slow Food, loue un autre verger, achète les fruits rares d’un pomologue thurgovien. Les premières poires sont cueillies à la fin d’août et la récolte se poursuit parfois jusqu’aux premiers gels pour certaines variétés tardives telles les pommes de fer.

L’élaboratio­n est celle des cidres bouchés de Normandie ou de Bretagne ou la technique dite du guillage; chaque cidre est un pur jus issu de fruits bio, fermenté sur levures indigènes, avec quelques filtration­s légères et, selon les cuvées, peu ou pas sulfité à la mise en bouteilles. La prise de mousse est naturelle sans ajout de gaz carbonique, aucun dosage et dégorgemen­t à la volée pour certaines cuvées de luxe.

CIDRE DE GASTRONOMI­E

La mise en bouteilles se fait entre la fin janvier et avril, selon le mode d’élaboratio­n: au final, les six ou sept cuvées sont marquées par une diversité et une richesse d’arômes étonnantes. Des cidres de gastronomi­e qui accompagne­nt idéalement un repas, en commençant par le demi-sec, très fruité, à l’apéro, puis en associant les notes de fleurs blanches et la finale saline de la formidable cuvée trois pépins (pommes, poires, coings) à un poisson ou des huîtres; on déguste ensuite le cidre de fer (un brut) sur une belle volaille, alors que le poiré, aux notes de caramel au beurre salé, est somptueux avec le fromage et les autres cuvées (demi-sec ou doux) parfaites au dessert…

Sélectionn­eur et dégustateu­r au CAVE, Nicolas Herbin a flashé sur la gamme et la personnali­té de Jacques Perritaz voici plusieurs années déjà, inscrivant récemment quatre de ses cuvées au chic catalogue du Club des amateurs de vins exquis. «Sa démarche dément l’idée du cidre en tant que parent pauvre du champagne, à réserver aux crêpes de la Chandeleur…»

Selon Nicolas Herbin, l’intéressan­t dans la démarche de Jacques Perritaz, comparable à celles des vignerons nature les plus exigeants, «c’est qu’il se passe complèteme­nt des artifices modernes, pour parvenir à un résultat très précis. Il faut un talent hors norme pour parvenir à exprimer le fruit et les terroirs avec une telle transparen­ce et une telle précision, et un minimum d’interventi­ons…»

SOMMELIERS ÉBLOUIS

Jacques participe aux salons des vins nature. Raw à New York ou à Berlin, la Dive Bouteille, dans la Loire. On le remarque. Des Japonais, des Hollandais, les négociants américains, scandinave­s, allemands passent commande. Quelques-uns des sommeliers les plus influents sont éblouis. Parmi eux l’Américain Rajat Parr évoque la cuvée trois pépins comme «un des plus grands vins pétillants» qu’il ait goûtés… Fan de la première heure, la négociante américaine Becky Wasserman leur trouve une nature infiniment délicate, «proche de l’aquarelle plutôt que de la peinture à l’huile. Un caractère résolument alpin évoquant une brise légère, la fraîcheur d’une cascade de montagne, un coeur fait de légèreté aérienne…»

En 2013, Jacques peut renoncer à ses mandats de biologiste pour se consacrer à la cidrerie. On trouve désormais ses cuvées chez les meilleurs de la planète

food, de l’Arpège à la galaxie Boulud à New York, du Japon à la Californie en passant par le Noma à Copenhague. Les grandes tables suisses ont suivi, de Didier de Courten à l’Hôtel de Ville de Crissier. Après avoir exporté l’essentiel de sa production, le cidrier en écoule désormais 60% en Suisse, via un réseau de petits cavistes et passionnés de vins nature.

«La démarche de Jacques Perritaz dément l’idée du cidre en tant que parent pauvre du champagne, à réserver aux crêpes de la Chandeleur…» NICOLAS HERBIN, DÉGUSTATEU­R AU CAVE

 ?? (S. BORCARD/ N. MÉTRAUX) ?? Jacques Perritaz au milieu des fruits que cet ancien biologiste transforme en breuvage subtil plébiscité par les négociants du monde entier.
(S. BORCARD/ N. MÉTRAUX) Jacques Perritaz au milieu des fruits que cet ancien biologiste transforme en breuvage subtil plébiscité par les négociants du monde entier.

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