Toboggan romanesque
Pour son lecteur, le feuilleton a quelque chose du toboggan. Un toboggan que l’on pourrait emprunter encore et encore, après une brève halte à chaque palier.
Feuilleton est un vieux mot. Il est né de feuillet, dont il est un diminutif, dit le Littré. Il désigne, dès le XVIIIe siècle, ces pieds de page de feuilles d’avis, consacrés aux articles culturels. C’est ainsi qu’on pouvait lire, sous les grandes nouvelles politiques, le feuilleton musical, théâtral ou consacré aux beaux-arts et voué à la critique. Mais avec l’essor de la presse, qui se diffuse de plus en plus, devient meilleur marché et table sur ses lecteurs et ses annonceurs pour vendre encre et papier, le feuilleton devient peu à peu un «feuilleton roman» puis un roman-feuilleton. Des écrivains s’emparent du pied de page et s’emploient à tenir les lecteurs en haleine d’un jour ou d’une semaine à l’autre. C’est qu’il s’agit de les retenir, de les attacher à un titre, de les séduire.
Voilà comment se construisent ces toboggans romanesques, héritiers des contes qui, eux aussi, retenaient leurs auditeurs d’une veillée à l’autre. Pour capter l’attention, rien n’est interdit. D’où un souffle de liberté et de créativité qui parcourt ces textes, découpés, agencés soigneusement d’épisode en épisode.
Certes, la contrainte – commerciale et typographique – fait pousser quelques cris furieux. On n’écrirait des feuilletons que pour vendre du papier. C’est une littérature de bas de page, se récrie-t-on. Le style et les bonnes moeurs y perdent beaucoup, assuret-on. Si les feuilletons sont loin d’être tous bons, certains touchent au sublime. Balzac, Dumas, Zola, Hugo et Dickens, tous feuilletonistes à leur heure, le prouvent. Et nombre d’écrivains trouvent là de quoi vivre passionnément de leur plume.
En face, les lecteurs s’emballent. La popularité d’un Dickens, par exemple, est saisissante pour son époque sans réseaux sociaux. Les foules se passionnent et s’engouffrent sur ces toboggans romanesques où les grands sentiments côtoient bas-fonds et cavalcades.
Lectrice, je le confesse, j’aime moi aussi dévaler ces pentes où le récit vous emporte éperdument – souvent à travers la nuit, car le suspense rend insomniaque. J’aime me laisser séduire par les rebondissements, les retrouvailles, les séparations déchirantes, les apprentissages, les malheurs et les réparations de l’action et des personnages. J’aime que Pierre Lemaitre, Virginie Despentes ou Elena Ferrante prennent avec brio la suite de Dumas et empilent, dans des livres à épisodes, pages et aventures. Eux aussi racontent des mondes, des sociétés, des batailles.
Chacun sait, lisant des feuilletons, qu’il existe d’autres livres. Que les livres parfois sont courts et merveilleux, qu’on ne peut pas toujours courir le long de pages sentimentales, exaltées, rocambolesques et chimériques. Mais notre besoin de romanesque demeure vif. Et quel bonheur que ces échappées, ces grands souffles, ces tempêtes, ces avalanches de mots et d’images qui vous ensorcellent, le temps d’une lecture… qui dure.