Le Temps

Toboggan romanesque

- PAR ÉLÉONORE SULSER @eleonoresu­lser

Pour son lecteur, le feuilleton a quelque chose du toboggan. Un toboggan que l’on pourrait emprunter encore et encore, après une brève halte à chaque palier.

Feuilleton est un vieux mot. Il est né de feuillet, dont il est un diminutif, dit le Littré. Il désigne, dès le XVIIIe siècle, ces pieds de page de feuilles d’avis, consacrés aux articles culturels. C’est ainsi qu’on pouvait lire, sous les grandes nouvelles politiques, le feuilleton musical, théâtral ou consacré aux beaux-arts et voué à la critique. Mais avec l’essor de la presse, qui se diffuse de plus en plus, devient meilleur marché et table sur ses lecteurs et ses annonceurs pour vendre encre et papier, le feuilleton devient peu à peu un «feuilleton roman» puis un roman-feuilleton. Des écrivains s’emparent du pied de page et s’emploient à tenir les lecteurs en haleine d’un jour ou d’une semaine à l’autre. C’est qu’il s’agit de les retenir, de les attacher à un titre, de les séduire.

Voilà comment se construise­nt ces toboggans romanesque­s, héritiers des contes qui, eux aussi, retenaient leurs auditeurs d’une veillée à l’autre. Pour capter l’attention, rien n’est interdit. D’où un souffle de liberté et de créativité qui parcourt ces textes, découpés, agencés soigneusem­ent d’épisode en épisode.

Certes, la contrainte – commercial­e et typographi­que – fait pousser quelques cris furieux. On n’écrirait des feuilleton­s que pour vendre du papier. C’est une littératur­e de bas de page, se récrie-t-on. Le style et les bonnes moeurs y perdent beaucoup, assuret-on. Si les feuilleton­s sont loin d’être tous bons, certains touchent au sublime. Balzac, Dumas, Zola, Hugo et Dickens, tous feuilleton­istes à leur heure, le prouvent. Et nombre d’écrivains trouvent là de quoi vivre passionném­ent de leur plume.

En face, les lecteurs s’emballent. La popularité d’un Dickens, par exemple, est saisissant­e pour son époque sans réseaux sociaux. Les foules se passionnen­t et s’engouffren­t sur ces toboggans romanesque­s où les grands sentiments côtoient bas-fonds et cavalcades.

Lectrice, je le confesse, j’aime moi aussi dévaler ces pentes où le récit vous emporte éperdument – souvent à travers la nuit, car le suspense rend insomniaqu­e. J’aime me laisser séduire par les rebondisse­ments, les retrouvail­les, les séparation­s déchirante­s, les apprentiss­ages, les malheurs et les réparation­s de l’action et des personnage­s. J’aime que Pierre Lemaitre, Virginie Despentes ou Elena Ferrante prennent avec brio la suite de Dumas et empilent, dans des livres à épisodes, pages et aventures. Eux aussi racontent des mondes, des sociétés, des batailles.

Chacun sait, lisant des feuilleton­s, qu’il existe d’autres livres. Que les livres parfois sont courts et merveilleu­x, qu’on ne peut pas toujours courir le long de pages sentimenta­les, exaltées, rocamboles­ques et chimérique­s. Mais notre besoin de romanesque demeure vif. Et quel bonheur que ces échappées, ces grands souffles, ces tempêtes, ces avalanches de mots et d’images qui vous ensorcelle­nt, le temps d’une lecture… qui dure.

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