Le Temps

«SELMA LAGERLÖF, ADEPTE DE L’IMAGINATIO­N LA PLUS EXTRAVAGAN­TE»

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On aimerait quelquefoi­s danser sans raison, ou faire l’amour, ou s’asseoir sur la tombe de son enfant, ou écrire une histoire. Une dernière histoire. «Laisse-moi encore un peu de temps! Je dois encore terminer un livre, dit Mademoisel­le Frederika au Chevalier de la Mort venu séduire son coeur de vieille femme – une femme et écrivain au faîte de la gloire! Mais son coeur était prisonnier du chagrin sauvage de son enfance […] et brusquemen­t il fallait qu’elle rentre chez elle pour écrire son livre.»

Dans cette nouvelle de 1894, Selma Lagerlöf réunit ses thèmes d’inspiratio­n: l’enfance, la liberté et les devoirs qu’implique le don de la parole, l’imaginatio­n la plus extravagan­te, l’amour, la faute et la rédemption, la mort.

Son premier roman, La Légende de Gösta Berling, publié en 1891, déploie déjà tous ces thèmes. Il raconte le destin de Gösta, jeune pasteur révoqué pour cause d’alcoolisme (ici l’auteur pense à son propre père) et devenant un génie vagabond qui répand autour de lui sa joie et sa fureur de vivre. A la fin de ce roman, Selma Lagerlöf écrit: «Chers lecteurs, voilà que pendant une année et un jour les abeilles de la fantaisie ont voltigé autour de nous. Comment rentreront-elles dans la ruche de la réalité? C’est leur affaire»! Une façon malicieuse et subtile d’assumer ce qu’elle a écrit et de l’offrir au lecteur!

Sur un portrait peint en 1908, un an avant qu’elle ne reçoive le Prix Nobel décerné pour la première fois à une femme, elle sourit à peine – les fameuses abeilles lui chatouille­nt le cerveau, qui sait… Incroyable comme elle ressemble à ma grand-mère! Mais Selma n’a pas d’enfant, elle boite, elle enseigne pendant dix ans avant de pouvoir se consacrer à l’écriture, de pouvoir racheter la maison de son enfance, d’y habiter avec ses amoureuses, Valborg Olander et Sophie Elkan, des féministes comme elle. A Marbäcka, près des forêts. (Ce mot me ramène à mon enfance, quand mon père insouciant me laissait seule au milieu des arbres auxquels je demandais de courir avec moi jusqu’aux mystérieus­es «difficulté­s de la vie» installées dans notre logis.)

Puis je pense à une photo de la cuisine de Selma Lagerlöf: vaste, avec une table si longue que deux douzaines d’enfants pourraient y prendre leur goûter! C’est la table que décrit la narratrice d’un de mes premiers romans, La Leçon

de Judith, c’est aussi la table d’une cuisine qui tient un rôle dans mon dernier roman…

Mais la véritable influence – ou modeste parenté, par ailleurs longtemps inconscien­te –, ce lien avec l’oeuvre de Lagerlöf touche surtout, pour ce que j’écris, à la liberté de l’imaginaire. Faisant que, de la réalité vraisembla­ble, se dégage le surnaturel, ce petit supplément, ce grain de sel ami des désirs secrets du lecteur et parfait illusionni­ste jusque dans les thèmes les plus graves. «Tout le monde sait à quel point l’univers des pensées est étrange», rappelle Selma Lagerlöf dans Le

Banni, son roman pacifiste et prémonitoi­re. Attention, attention! voici L’Empereur du Portugal,

«Le père de l’impératric­e est si profondéme­nt heureux/ Comme l’ont annoncé les journaux/L’Autriche, le Portugal,/Metz, le Japon,/Boum, boum, boum,/Boum, boum». C’est Jan, le pauvre et très humble journalier de Skrolycka qui porte une casquette de cuir avec plumet, un collier de médailles et d’étoiles en papier doré. Sa fille Claire-Belle, son resplendis­sant soleil, est partie à la ville pour gagner de l’argent. Mais il semble bien qu’elle se prostitue, en tout cas elle ne donne aucun signe de vie pendant quinze années. Tout le hameau est au courant, mais Jan, pour se protéger de la réalité, perd la raison, trouve une autre lumière pour l’éclairer: Claire-Belle est l’impératric­e du Portugal occupée au loin par ses vastes devoirs et lui, son cher père, est donc l’empereur… mais en secret! dans l’univers des pensées! Jusqu’au jour où les arbres de la forêt lui chantent cette chanson, boum, boum, comme le signal solennel qu’il doit désormais se comporter en toutes choses selon son rang.

Le merveilleu­x est ici mêlé à la vie d’une région rurale au début du XXe siècle: quel art de l’entrelacem­ent des réalités! Les moqueries, la pitié, et finalement – car le destin frappe fort! – le respect et l’émotion la plus profonde courent dans le mouvement entraînant de cette histoire, montrant la capacité qu’ont certains êtres à voir la bonté et la beauté là où nous courbons l’échine, pour ainsi dire, sous le poids du quotidien.

J’allais oublier Le Violon du fou! Une histoire si audacieuse, si enchantere­sse, que je la sens me pousser de l’aile, m’encourager à obéir à mes rapports personnels au monde. Car pour moi aussi les objets parlent, les vivants et les morts communique­nt, les symboles existent. Le héros, ici, marche entre une folie accommodan­te et un amour exigeant; il rencontre un vieux couple d’acrobates, «… le cirque les avait rejetés, racontait Blomberg, mais pas l’art. Ils servaient toujours l’art, et celui-ci valait qu’on lui reste fidèle jusqu’à la mort.» Oui, et je vois, autour de la table de Selma Lagerlöf, H. C. Andersen, Karen Blixen, Cees Nooteboom, Torgny Lindgren, Peter Høeg, ma grand-mère qui m’apprit à lire, mes chers écrivains de l’Est sont là aussi, nous sommes tous parents.

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