Le Temps

Kalonji, de New York à Tokyo, itinéraire d’un dessinateu­r genevois autodidact­e

Il est autodidact­e, très connu à New York et à Tokyo. Esquisse d’un dessinateu­r genevois qui, dans sa famille, fut le canard boiteux avant de filer droit vers sa vie d’artiste

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Un café à Carouge, près du cinéma Bio. Il arrive à vélo, vient de déposer sa fille à la crèche. Lui qui fut mauvais fils est bon père. Il semble aimer cet enfant plus que tout. Nul besoin de le déclamer, le regard parle. Curieux chapeau sur la tête, un peu étroit. Il l’a acheté au rayon dames d’un grand magasin. Son épouse s’est un peu moquée. Lui a ri. Couvrechef jazzy et groove à la Marcus Miller ou à la Spike Lee du temps de Malcolm X. Il est souriant, bavard, exubérant. D’une phrase vous transporte à Manhattan, fait escale à Tokyo via Edimbourg.

Un travail pour Stop Suicide

On réclame un retour aux sources, donc. Genève, en l’occurrence, où il est né et s’est imaginé dessinateu­r. Ce qu’il est aujourd’hui avec grand succès. Une trentaine de BD, des illustrati­ons un peu partout. Pro Helvetia le missionne en Afrique du Sud, l’instructio­n publique genevoise lui commande un travail pour Stop Suicide – un comic book titré Les Autres –, il prépare une BD sur la guerre civile au Liberia. Entame en ce moment un travail sur le Congo de son grand-père.

Envoyé dans les années 60 étudier la médecine à Grenoble, son père, lui, a longtemps occupé un poste de chirurgien cardiovasc­ulaire à Genève. Kalonji, petit dernier d’une fratrie de quatre enfants, est le canard boiteux. Il est cancre à l’école, mais dessine bien sans pour autant obtenir de brillantes notes, car il peaufine les dessins de ses camarades, est donc sanctionné. Non loin de chez lui à Thônex, il découvre la librairie Signal. «J’avais 11 ans, je sortais de l’école, je traversais la frontière, les douaniers me connaissai­ent bien, et le libraire m’appelait «mon petit lecteur». Je m’asseyais et il me tendait des bandes dessinées.»

Le déclic, un jour: l’artiste américain Geof Darrow dédicace dans sa librairie. «Pour moi, ce fut incroyable, je voyais un adulte en train de dessiner en rigolant, et en plus il vendait des livres! Je voulais absolument faire ça», dit-il. Il fait part de sa future orientatio­n profession­nelle à son père, l’éminent cardiologu­e. Qui qualifie ce choix de catastroph­e familiale. Et envisage alors de procéder à un échange: renvoyer au pays le prétendu artiste et faire venir à sa place un petit-neveu méritant. Voilà qui calme un temps Kalonji, mais n’améliore pas pour autant les résultats scolaires. Il s’ennuie ferme. Quand il atteint l’âge de 18 ans, il file à New York, cité de tous les possibles, arpente les avenues, respire l’air du temps. Il s’inspire du bruit et des désirs, publie Street Nation, des planches courtes qui amalgament les heurs et malheurs des Blacks aux Etats-Unis, des his- toires de gang et des personnage­s genevois.

Un squat l’accueille pour son retour en Suisse. Celui du Goulet 25 à Chêne-Bourg, parmi les rockers, les tatoueurs, les rappeurs et les peintres. C’est joyeux, créatif, innovant, libre. Il tente pourtant un apprentiss­age en graphisme. Tient deux semaines, pas plus. Idem pour les arts déco. L’illustrate­ur et enseignant Guy Mérat, l’un de ses mentors, dit qu’il n’a rien à faire dans ce type d’endroit. Kalonji ne doit surtout pas être formaté. Rodrigo Antunes, un autre de ses inspirateu­rs, lui confie: «Sois une éponge, lis, sors, vois.»

Du chocolat suisse pour les Japonais

Nouveau départ pour New York (1998-2001), où il se nourrit de basket-ball, de rap, de la foule des rues. «Là-bas, on donne une chance à tout le monde», rappelle Kalonji. La mode lui ouvre une porte. Une fresque à imaginer pour des shootings sur de larges pans de mur. Jour et nuit se confondent, Kalonji peint, crée, imbrique ses personnage­s, invente un style. Il admire Pratt, Tardi, Hopper, Bilal et Katsuhiro Otomo, le dessinateu­r de mangas dont il adore les mises en scène. «Dans la BD, il faut avoir quelque chose à raconter», insiste Kalonji. Il part au Japon où tout est dessin, jusqu’aux codes signalétiq­ues de la circulatio­n. «J’avais peur, là-bas, parce qu’on m’avait dit qu’ils n’aimaient pas les Noirs. J’y suis allé avec beaucoup de chocolats suisses à offrir.»

Edwin Moses ou Daech

Depuis 2016, il anime un dimanche par mois avec le graffeur Serval des rencontres avec le public au Musée d’art et d’histoire de Genève. OEuvres classiques et art contempora­in conversent. Les étapes de la création, sous toutes ses formes, sont exposées devant un public avide de connaître les techniques et les inspiratio­ns. L’image romantique de l’artiste maudit, seul dans son atelier froid et humide, en prend un coup. Pas grave. L’open art est en vogue. Esquisser une oeuvre en temps réel. Kalonji et Serval invitent d’autres peintres, des tatoueurs, des graphistes, des écrivains. Changent de salle d’une session à l’autre.

Un dimanche avec Hodler, un autre avec Vallotton. Les statues grecques ne sont pas oubliées. Kalonji aime la courbe sculptural­e: à la demande de l’Unesco, il a portraitur­é Edwin Moses, le mythique athlète américain spécialist­e du 400 mètres haies, très investi dans la lutte contre le dopage. Kalonji illustre aussi des articles de presse, comme récemment ces gamin(e) s de Daech de retour de Syrie dont il a parfaiteme­nt saisi le tourment et l’incrédulit­é.

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«Je traversais la frontière, les douaniers me connaissai­ent bien, et le libraire m’appelait «mon petit lecteur». Je m’asseyais et il me tendait des bandes dessinées»

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