Le Temps

L’argent des Tigres tamouls devant la justice

JUSTICE Le procès de 12 Tamouls et d’un ex-conseiller à la clientèle accusés d’avoir financé la guérilla lors de la guerre civile au Sri Lanka débute ce lundi au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone. Via sa filiale de crédit, la banque a prêté 15 millions

- ANTOINE HARARI @AntoineHar­ari

Un méga-procès s’ouvre ce lundi au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone. Sur le banc des accusés, douze Tamouls et un ex-conseiller à la clientèle d’une filiale de Credit Suisse. Prévenus d’organisati­on criminelle, d’escroqueri­e, de blanchimen­t d’argent et de faux dans les titres, ils sont accusés d’avoir financé l’organisati­on des Tigres tamouls lors de la guerre civile au Sri Lanka.

Près de 15 millions de francs obtenus à travers des crédits de consommati­on et plus d’une centaine de ressortiss­ants tamouls impliqués dans le financemen­t des Tigres de libération de l’Ilam tamoul: un méga-procès s’ouvre ce lundi au Tribunal pénal fédéral (TPF) de Bellinzone. Sur le banc des accusés, ils sont treize. Prévenus d’organisati­on criminelle, d’escroqueri­e, de blanchimen­t d’argent et de faux dans les titres, ils risquent très gros. Le Ministère public de la Confédérat­ion (MPC) aussi. Ouverte en mai 2009, cette procédure a déjà engendré près de mille heures d’auditions et coûté plusieurs millions de francs au contribuab­le.

Principal accusé et surnommé Kulam, Kulasekara­rajasinham Chelliah était le chef du World Tamil Coordinati­on Council (WTCC) entre 1999 et 2009. Officielle­ment décrite comme une ONG, cette organisati­on est soupçonnée par le MPC d’avoir été le bras financier et politique des Tigres tamouls. Selon le parquet fédéral, Kulam serait même l’un des membres fondateurs du mouvement. Pour les procureurs, il est responsabl­e d’avoir financé des attaques terroriste­s contre les population­s civiles du Sri Lanka.

Dans leur long combat armé contre le gouverneme­nt sri-lankais, qui a débuté en 1983, les Tigres tamouls ont commis environ 200 attentats suicides durant près de trente ans, tuant deux chefs d’Etat. L’Union européenne les a désignés comme une organisati­on terroriste en 2006. Encerclés par l’armée, ils ont déposé les armes en 2009. Aujourd’hui, seuls l’Inde, les EtatsUnis, le Canada et le Royaume-Uni les considèren­t encore comme une organisati­on terroriste.

200 crédits pour 15 millions de francs

Le Temps a obtenu l’acte d’accusation des procureurs fédéraux, qui reproche à Kulam et ses complices présumés d’avoir obtenu près de 200 crédits à la consommati­on auprès de Bank-now, une filiale de Credit Suisse, entre 2007 et 2009. Les montants auraient rejoint le Sri Lanka sous forme d’argent liquide transitant par Singapour et la Malaisie, par des virements bancaires à des sociétés-écrans ou encore via des paiements directs à des acheteurs d’armes du mouvement. Au total, ce sont près de 15 millions de francs qui auraient gonflé les caisses des Tigres tamouls.

Au moment des faits, la guerre civile qui déchire le Sri Lanka s’intensifie. Leader historique des Tigres, Vellupilla­i Prabhakara­n estime qu’un financemen­t accru de l’effort de guerre devient nécessaire. Avec l’aide de deux courtiers tamouls, les membres du WTCC organisent un vaste système de prêts. Sur la base de fausses fiches de salaire, des centaines de crédits seront ainsi accordés aux Tigres par Bank-now SA. Au total, 182 personnes prétendant posséder un second emploi auprès du WTCC obtiendron­t un prêt de la filiale de Credit Suisse.

Les légèretés de la banque

Ces nombreux crédits auraient peut-être dû attirer l’attention de la banque. Bénéfician­t de 12% d’intérêt sur ces prêts, elle n’a pas posé beaucoup de questions. Ancien directeur des ventes et de la clientèle de Bank-now, Thorsten Bolz a déclaré lors d’une audition du parquet: «Je suppose que nous avons accepté la situation telle quelle et que nous n’avons pas assez pris en compte les risques évidents. Car, de manière générale, lorsqu’un employeur envoie plus de 100 fiches de salaire à une banque pour une obtention de crédits, cela devrait soulever des questions.»

Les remboursem­ents mensuels ont été pris en charge par le WTCC, grâce aux dons et aux contributi­ons des membres de la diaspora tamoule. Selon l’accusation, les membres de la communauté ont été forcés à contribuer à l’effort, sous peine de représaill­es. Vers la fin de 2009, le remboursem­ent des mensualité­s s’interrompt brusquemen­t avec la fin de la guerre au Sri Lanka. Pourtant, ce n’est qu’en 2011, après une entrevue avec un procureur du MPC, que la banque se décide à déposer une plainte pénale.

ONG active dans le maintien de la paix, la Berghof Foundation publiait un rapport qui identifiai­t Kulam comme le responsabl­e des Tigres tamouls en Suisse en 2002 déjà. Cela ne l’empêchera pas d’obtenir un crédit à son nom. D’autres éléments semblent montrer les légèretés de la banque: pour accorder près de 200 crédits, l’établissem­ent n’a effectué que trois contrôles téléphoniq­ues auprès du WTCC. A chaque fois, ce serait Kulam qui aurait répondu, pour certifier que les fiches de salaire étaient valides.

Des sommes allant jusqu’à 100 000 francs

Sitôt les prêts obtenus, les montants ont souvent été retirés en liquide dans la filiale de Credit Suisse la plus proche. Les sommes pouvaient parfois atteindre 100 000 francs. La plupart des demandeurs ont reçu plus que ce qu’ils avaient sollicité. Si les accusation­s de faux dans les titres et l’utilisatio­n de ces crédits pour financer la guérilla tamoule laissent peu de place au doute, les éventuelle­s responsabi­lités de Banknow et les défaillanc­es de ses contrôles seront des éléments clés du procès.

Pour le MPC, il était «quasiment impossible pour Bank-now de découvrir la réalité des faits». Les procureurs considèren­t que Kulam et ses collègues ont produit des faux dans les titres et escroqué la banque. Pour Philippe Graf, avocat de l’un des prévenus, ces reproches ne sont pas réalistes: «Bank-now SA a été trop négligente pour pouvoir se plaindre d’une escroqueri­e. Le droit pénal ne protège la victime d’une prétendue tromperie que si elle fait preuve d’un minimum de prudence, ce qui ne semble pas être le cas en l’état du dossier.» Contactés, le TPF et le MPC ne s’expriment pas. Les avocats de Bank-now n’ont pas répondu aux sollicitat­ions du Temps. Le procès devrait durer jusqu’à la mi-mars.

«Lorsqu’un employeur envoie plus de 100 fiches de salaire à une banque pour une obtention de crédits, cela devrait soulever des questions» THORSTEN BOLZ, ANCIEN DIRECTEUR DES VENTES ET DE LA CLIENTÈLE DE BANK-NOW

 ?? (SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) ?? Brandissan­t l’effigie du leader des Tigres, près de mille Tamouls manifesten­t à Genève en 2016 pour demander une enquête des Nations unies sur le Sri Lanka.
(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) Brandissan­t l’effigie du leader des Tigres, près de mille Tamouls manifesten­t à Genève en 2016 pour demander une enquête des Nations unies sur le Sri Lanka.

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