Le Temps

Un master pour apprendre l’écriture

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

Les écoles d’art de Lausanne et Genève ont mis en place en 2006 un master en cinéma permettant notamment une spécialisa­tion en scénario. La dernière volée a vu cinq étudiants opter pour cette filière

Micha Lewinsky est auteur et réalisateu­r. En 2008, avec Der Freund, son excellent premier long-métrage, il remportait le Quartz du meilleur film suisse. Il y a un an, après trois autres titres au succès moindre, il signait dans la revue profession­nelle Cinébullet­in une tribune qui le voyait fustiger l’aide à l’écriture, en partant d’un exemple concret: en 2015, l’OFC (Office fédéral de la culture) a octroyé deux fois plus de subvention­s à la production qu’au scénario. Partant de la règle hollywoodi­enne qui veut que parmi 100 scénarios écrits seuls dix sont tournés, et que parmi ces dix films un seul aura peut-être du succès, il mettait en lumière un déséquilib­re, qui cache selon lui une triste réalité: la Suisse manque de scénarios de qualité.

Micha Lewinsky avançait alors cette propositio­n: «Externalis­ons le domaine du développem­ent. Fondons un institut du scénario financé à hauteur de – disons – 2 millions de francs. Boum! Cet institut sera à même d’engager les meilleurs spécialist­es, si nécessaire à l’étranger. Des spécialist­es capables de juger, de soutenir et d’accompagne­r le développem­ent de scénarios, depuis la première idée jusqu’à la dernière version. Dans toutes les langues nationales. Un vrai centre de compétence du récit. Ensuite, il sera possible de sélectionn­er les meilleurs des nombreux scénarios qui y seront développés chaque année. Et le reste finira à la poubelle. Comme il se doit.»

Cinq spécialisa­tions

Si ce pavé jeté dans la mare par l’Alémanique a le mérite de faire réfléchir, sa propositio­n ne devrait dans le même temps pas occulter les efforts effectués par les écoles d’art afin de ne pas saturer le marché de réalisateu­rs, à une époque où l’on manque de technicien­s. La Haute Ecole d’art et de design de Genève (HEAD) et l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL), à l’enseigne du Réseau Cinéma CH, ont ainsi mis en place en 2006 déjà un programme de master, à raison d’une volée tous les deux ans. Après obtention de leur bachelor, les étudiants peuvent choisir une spécialisa­tion parmi cinq propositio­ns: réalisatio­n, production, son, montage et scénario.

Coordinatr­ice de ce master, Anne Delseth se réjouit qu’après des débuts difficiles, le master scénario ait intéressé cinq élèves en 2014-2016, offrant enfin aux écoles la possibilit­é de mettre sur place une véritable filière, avec des nombreux séminaires et exercices pratiques, dont un atelier d’écriture de série TV en collaborat­ion avec Point Prod. Producteur au sein de la société genevoise, Jean-Marc Fröhle s’est souvent montré critique envers les écoles d’art, auxquelles il reproche une trop grande sacralisat­ion de l’auteur-réalisateu­r. Animer cet atelier lui a permis de confronter les étudiants aux besoins de la branche, en les faisant notamment travailler sur la bible des personnage­s de Quartier des banques. Il a ensuite sorti de son tiroir un projet de série de politique locale, en demandant aux élèves de développer là aussi une bible des personnage­s ainsi que les arches de la structure narrative. «Il est probable que je continue à collaborer avec certains d’entre eux, explique-t-il. Ils ont fait un excellent travail collectif, sans que je sache qui faisait quoi. Ça leur a permis de prendre conscience que la série est le domaine où les scénariste­s sont les plus forts.» Et le producteur de militer pour le modèle anglo-saxon des writer’s room dirigées par un showrunner.

Apprendre à s’entourer

Carmen Jaquier, qui collabore actuelleme­nt avec deux metteurs en scène et dramaturge­s romands tout en écrivant son premier long-métrage, a obtenu son master scénario en 2016. «L’écriture étant pour moi une discipline solitaire, j’ai appris à m’entourer, à faire confiance, à confronter mes intuitions pour qu’elles deviennent les bases solides des histoires que je désire raconter, livre-t-elle. J’ai affiné mon processus: mélange de recherches, d’interviews, de collection­s de notes et d’images.» A l’instar de Micha Lewinsky, elle regrette un manque de soutien à l’écriture, alors qu’il s’agit d’une étape primordial­e, celle où «il faut tout risquer si on veut attirer de nouveaux spectateur­s vers le cinéma romand».

Si le premier long-métrage de Mathieu Urfer, Pause, a eu en 2014 les honneurs de la Piazza Grande locarnaise, c’est justement parce que cette excellente comédie romantique se distinguai­t par ses qualités d’écriture, au-delà de son excellent casting. Un hasard? Non: le Lausannois, qui a étudié à l’ECAL, fait partie des premiers diplômés en scénario. Une filière qui, en se développan­t et en collaboran­t avec des profession­nels conscients des réalités du marché, à l’image de Jean-Marc Fröhle, peut s’avérer capitale pour le renouveau du jeune cinéma romand. Aux écoles, dès lors, de convaincre leurs étudiants qu’une spécialisa­tion en scénario peut être le meilleur moyen de se lancer dans la vie active, en écrivant pour soi ou pour les autres. La demande existe, mais pour l’heure l’offre ne suit pas suffisamme­nt.

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