Le Temps

Trois ans après, les fractures des «Je suis Charlie»

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Le massacre de la rédaction de «Charlie Hebdo», le 7 janvier 2015, avait engendré une forme d’unité nationale contre la menace terroriste et islamiste. Trois ans après, les marcheurs du 11 janvier s’interrogen­t sur les conséquenc­es de leur mobilisati­on. Et sur le journal satirique aussi…

«Non, la liberté n’a pas été assassinée le 7 janvier 2015 […] Elle porte heureuseme­nt depuis lors un gilet pare-balles qui la protège. Elle est incarnée dans le peuple de France debout.» Il fait gris sur le boulevard Richard-Lenoir, à deux pas de la place de la Bastille. C’est à côté d’ici que fut assassiné, le 7 janvier 2015, le policier Ahmed Merabet, parvenu avec son vélo à l’angle de la rue Nicolas-Appert, où Cherif et Saïd Kouachi venaient juste de redescendr­e de Charlie Hebdo.

Nicole, une institutri­ce du quartier d’où le journal a depuis déménagé, s’est installée à une table de café. Elle fait, devant quelques personnes, la lecture d’un texte de l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun, paru dans le «1» quelques jours après l’attentat qui coûta entre autres la vie aux dessinateu­rs Charb, Tignous, Wolinski et Cabu. Tous les membres de ce groupe étaient, le 11 janvier 2015, à l’immense marche de solidarité «Je suis Charlie» sur le boulevard Voltaire. C’était il y a trois ans. L’hiver du terrorisme islamiste s’abattait sur la France. Et de nouvelles blessures, depuis, sont apparues…

Après Nicole, la première à parler au sein de ce groupe de discussion improvisé est Isabelle. Elle est venue en voisine, depuis la commune de Saint-Mandé qui borde l’autre lieu emblématiq­ue de ce mois de janvier martyr: le supermarch­é Hyper Cacher où Amedy Coulibaly tua quatre clients avant d’être aussi «neutralisé».

«Je ne vois plus cette solidarité»

Isabelle dit, trois ans après, avoir toujours mal «comme juive et française». Elle confie avoir, pour tenter de comprendre, lu l’ouvrage de la seule femme rabbin de France, Delphine Horvilleur, coécrit avec l’intellectu­el musulman libéral Rachid Benzine. Dans Des mille et une façons d’être juif et musulman (Ed. Seuil), les deux auteurs s’efforcent de défendre l’idée d’un judaïsme et d’un islam capables de cohabiter pacifiquem­ent et de résister «au retour de l’obscuranti­sme, à l’isolement, au rejet des autres pouvant aller jusqu’à la mort». Problème: Isabelle n’y croit guère. «Je regarde autour de moi et je ne vois plus cette solidarité du 11 janvier 2015 et des mois qui suivirent. Mes voisins qui ont quitté la France pour partir habiter en Israël ne cessent de me dire de les rejoindre. Les blessures de Charlie restent béantes. Elles ne sont pas cicatrisée­s.»

Antisémiti­sme, retour prochain de certains djihadiste­s arrêtés en Syrie, mais aussi déception envers ce qu’est devenu Charlie Hebdo… La conversati­on, dans ce bistrot parisien, montre combien l’esprit Charlie s’est peu à peu désintégré. Tous disent qu’ils seraient prêts, à nouveau, à défiler au nom de la défense de la liberté d’expression. Aucun ne regrette d’avoir marché, depuis la place de la République jusqu’à la Nation, derrière la brochette de chefs d’Etat ou de gouverneme­nt venus ce jour-là dire leur soutien à la France assiégée.

«Il faut continuer d’être impertinen­ts, dérangeant­s, énervants. Il faut faire des dessins, toujours. Il faut désapprend­re l’intoléranc­e», répète à tour de conférence­s Plantu, le dessinateu­r du Monde et coordinate­ur de Cartooning for Peace rencontré en décembre. Et pourtant: «On n’était pas dans la rue pour le journal ce jour-là. On y était pour ce qu’il représenta­it. Moi, je trouve Charlie Hebdo souvent vulgaire, borné. On est orphelins de Wolinski, de Cabu, pas vraiment de Charlie», risque un jeune participan­t à la discussion.

«Charlie» se fourvoie dans sa détestatio­n du journalism­e d’enquête et de la France multicultu­relle»

EDWY PLENEL, PATRON DE MÉDIAPART

La dernière couverture de l’hebdomadai­re est pourtant judicieuse­ment décapante. Elle montre un journalist­e ouvrant un hublot dans la porte verrouillé­e et répondant «On a déjà donné» à un djihadiste venu lui proposer le calendrier de Daech. Alors, le désamour ou juste le temps qui passe? «Je me demande parfois si les deux frères Kouachi ne sont pas sortis vainqueurs de cette tuerie dans laquelle ils ont ensuite perdu la vie [tués par la gendarmeri­e le 9 janvier, une heure après le raid policier contre l’Hyper Cacher], avance un ancien conseiller à l’Elysée. On ne regarde plus les caricature­s autrement aujourd’hui. On s’interroge aussitôt sur leurs conséquenc­es. On a perdu le goût de l’irrévérenc­e et de la méchanceté gratuite qui était aussi celle de l’esprit Charlie.»

Un constat appuyé par Riss, le directeur controvers­é de l’hebdomadai­re, qui porte le flambeau d’une publicatio­n barricadée, au sein d’une rédaction qui peine à retrouver son unité. «Est-il normal pour un journal d’un pays démocratiq­ue que plus d’un exemplaire sur deux vendus en kiosque finance la sécurité des locaux et des journalist­es qui y travaillen­t?» demande-t-il dans son éditorial du dernier numéro. Cette liberté, vitale et indissocia­ble de notre démocratie, est en train de devenir un produit de luxe, comme le sont les voitures de sport ou les rivières de diamants de la place Vendôme, et dont seuls les médias fortunés pourront jouir à l’avenir.»

A Saint-Mandé, la commune d’Isabelle où la communauté juive est fortement implantée, ce troisième anniversai­re des massacres de Chatous gardent en tête les dénis, lors de son procès, d’Abdelkader Merah, le frère aîné de Mohammed Merah, auteur en mars 2012 de la tuerie de l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse. Sa condamnati­on à vingt ans de prison n’en a pas moins réveillé les blessures. Pierre Boutboul est cadre dans une entreprise commercial­e. Il admet que son regard a changé: «Je ne crois plus à la force de la presse face aux meurtriers. Je ne crois plus que la laïcité soit la solution. Charlie, c’est l’esprit de la France d’hier où les caricaturi­stes pouvaient tout faire, tout dire, tout oser. Ce n’est plus vrai. Et ce n’est peut-être plus souhaitabl­e, vu les tensions entre communauté­s.»

Un monde nouveau

Samedi 6 janvier, une soirée se tient aux Folies Bergère, à Paris, en défense à l’esprit Charlie. Une nuée d’intellectu­els, et l’éditrice ministre Françoise Nyssen, y sont conviés. L’occasion de rire encore? D’oser l’humour le plus grinçant face aux semeurs de mort et d’obscuranti­sme? Pas sûr. «On oublie que Charlie, avant le 7 janvier 2015, était un journal en train de mourir faute de lecteurs. Il avait vieilli. Les jeunes génération­s ne se reconnaiss­aient plus dans ses attaques au vitriol. C’est un fait», explique une des anciennes collaborat­rices de l’hebdomadai­re.

Les fractures des «Je suis Charlie» sont aussi celles de la société française. La bataille rangée entre le journal et Mediapart, au sujet des accusation­s de viol portées contre Tariq Ramadan, a aussi fait mal. La couverture montrant Tariq Ramadan un sexe énorme en érection sous la mention «Je suis le 6e pilier de l’islam» a fait craindre de nouvelles attaques violentes. Fabrice Nicolino, journalist­e survivant du 7 janvier, a ensuite dressé à la mi-novembre un portrait dévastateu­r du patron de Mediapart Edwy Plenel, connu pour son soutien aux musulmans de France. Riposte de celui-ci: «Charlie se fourvoie dans sa détestatio­n du journalism­e d’enquête et de la France multicultu­relle.»

«Que dire face à des personnes qui ont pris des rafales?» s’interrogea­it dans la foulée l’une des plumes de Mediapart, Fabrice Arfi. C’est bien le problème. Que dire? «On ne doit pas oublier, c’est tout. Et chacun à son niveau, on doit se battre. C’est ma leçon», explique Nicole, dans le café proche de la Bastille. Juste en face, une plaque signale le lieu où fut froidement tué, à la kalachniko­v alors qu’il était blessé et à terre, le policier musulman Ahmed Merabet. La lecture de Charlie donne au fond la réponse, à nouveau sous la plume de Fabrice Nicolino: «Le 7 janvier 2015 nous a propulsés dans un monde nouveau, fait de policiers en armes, de sas et de portes blindées, de trouille, de mort. Et cela en plein Paris, et cela dans des conditions qui n’honorent pas la République française. Est-ce qu’on se marre quand même? Oui.» Car cesser de rire serait capituler.

n

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland