Le Temps

Les étranges interdits du Turkménist­an

Une nouvelle lubie présidenti­elle prohibe les voitures noires et interdit aux femmes de conduire. Ces restrictio­ns intervienn­ent sur fond de grave crise économique dans un pays où la richesse était promise à tous

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

Le président du Turkménist­an Gourbangou­ly Berdymoukh­amedov. «Tout ce qu’il fait construire est en marbre blanc»

UNE SOURCE TURKMÈNE ANONYME

Toutes sortes de superstiti­ons sont associées aux chats noirs. Le fantasque président turkmène a lui la phobie des voitures noires. Depuis le 1er janvier, la police turkmène saisit les véhicules de couleur sombre et ordonne à leur propriétai­re de les repeindre en couleur blanche ou argentée. Dans la foulée, Gourbangou­ly Berdymoukh­amedov a interdit aux femmes de s'asseoir derrière le volant.

Le plus étrange dans ces nouveaux règlements, c'est qu'ils ne sont ni codifiés dans la loi ni même annoncés dans les médias officiels. L'informatio­n n'a filtré que grâce à des médias basés à l'étranger. Sorte de Corée du Nord sans arme nucléaire, le Turkménist­an est une dictature qui ne tolère ni média indépendan­t, ni ONG étrangère. Internet est verrouillé et les autorités sévissent immédiatem­ent contre toute personne communiqua­nt avec des journalist­es étrangers. Le Temps a néanmoins pu vérifier les informatio­ns auprès de deux sources vivant dans la capitale, Achgabat, grâce à une messagerie cryptée.

2000 francs pour repeindre un véhicule

«On savait que le président ne voulait pas voir de voitures noires dans les rues et qu'il aimait la couleur blanche, parce qu'elle porte chance. Tout ce qu'il fait construire est en marbre blanc», confie la première source. «Il a déjà interdit l'importatio­n de voitures noires il y a deux ans. Peutêtre qu'il veut se réserver l'usage de voitures noires pour lui-même. Avant, le cortège officiel était entièremen­t composé de voitures de luxe noires.» La source confirme n'avoir entendu parler d'aucune interdicti­on à la télévision d'Etat. Mais celle-ci montre désormais un cortège officiel composé de Rolls-Royce blanches.

Le site d'opposition Chroniques du Turkménist­an note que toutes les voitures de couleur sombre sont menacées par la nouvelle directive informelle et avance que la police dispose d'un pouvoir discrétion­naire pour déterminer la nuance permise de celle qui ne l'est plus – la gendarmeri­e exige que les voitures soient repeintes immédiatem­ent dans des couleurs claires. Le média note que repeindre un véhicule coûte au moins 2000 francs et que les prix s'envolent. Le salaire moyen des habitants d'Achgabat est de 300 francs et le Turkménist­an se classe au 86e rang mondial en termes de PIB par habitant, selon l'ONU. Le pays compte pourtant les 4es réserves mondiales de gaz et son premier président Saparmoura­d Niazov avait fameusemen­t promis d'en faire «un second Koweït où chacun conduira une Mercedes».

Vingt-cinq ans plus tard, les Turkmènes en sont réduites à envier les Iraniennes. L'interdicti­on faite aux femmes de conduire, depuis le 1er janvier, confirme la rapide réduction des libertés dans ce pays enclavé entre l'Iran, la mer Caspienne, l'Ouzbékista­n et l'Afghanista­n. «Quand des amies m'ont dit qu'on n'aurait bientôt plus le droit de conduire, je ne les ai pas crues, raconte la seconde source, une Russe ethnique. Mais j'ai été contrôlée à trois reprises par les gendarmes en décembre, et ils m'ont dit qu'à compter du 1er janvier je devrai payer une amende et que ma voiture sera confisquée. Je n'ai pas d'autre moyen d'aller à mon travail.»

Selon le site d'opposition Habart, les fonctionna­ires de sexe féminin sont contrainte­s de signer un document dans lequel elles s'engagent à ne plus conduire d'automobile­s. L'ordre fait suite aux déclaratio­ns le 5 décembre du ministre de l'Intérieur, Isguender Moulikov, prononcées devant le chef de l'Etat. S'appuyant sur des statistiqu­es, le ministre a indiqué que le plus grand nombre d'accidents de la route sont provoqués par des conductric­es. Le président a alors enjoint au ministre de «résoudre ce problème».

Médicament­s saisis à l’aéroport

La réduction des libertés ne s'arrête pas là. Le site Radio Azatlyk, une branche locale de Radio Liberty financée par le Congrès américain, indique que depuis la fin de 2017, les douaniers saisissent systématiq­uement les médicament­s importés par les passagers arrivant à l'aéroport d'Achgabat et n'hésitent pas à prendre les téléphones portables pour fouiller dans la messagerie privée de leur propriétai­re. Même les médicament­s les plus anodins comme le paracétamo­l sont confisqués. La possession de tickets de caisse prouvant la légalité des achats n'infléchit en rien les douaniers, qui, là encore, ne s'appuient sur aucun texte de loi. Les médias d'opposition notent que plusieurs régions du pays souffrent d'un grave déficit de médicament­s et de seringues. Dans plusieurs provinces, les hôpitaux exigent des patients qu'ils se fournissen­t eux-mêmes en médicament­s. Derrière la couleur blanche se cache une misère noire.

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(VYACHESLAV OSELEDKO/AFP PHOTO)

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