Le Temps

Des caméras indélicate­s en Chine

- NICOLAS ZUFFEREY PROFESSEUR EN ÉTUDES CHINOISES À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Il y a peu, une jeune Chinoise, Chen Feifei, a publié sur la blogosphèr­e chinoise un message adressé à Zhou Huyi, le directeur de Qihoo 360, une importante société vendant des caméras de surveillan­ce. La jeune femme reprochait à ces caméras de filmer sans en avertir le public concerné (des clients dans des restaurant­s ou des bars, une pratiquant­e de yoga dans un fitness, etc.). Plus grave, les images prises par ces caméras sont retransmis­es en direct sur l’un des sites de la société, où elles sont accessible­s librement, toujours à l’insu des personnes filmées, avec par ailleurs la possibilit­é pour les spectateur­s de les commenter en direct – par exemple pour se demander si telle jeune femme attablée dans un restaurant est la maîtresse de l’homme assis à ses côtés…

Ce billet a suscité de nombreuses réactions, y compris dans la presse semi-officielle, par exemple l’influent quotidien pékinois Beijing Youth Daily, qui y consacre un article dans son édition du 13 décembre. Certains blogueurs posent des questions plus fondamenta­les. Un internaute, dans un billet intitulé «Les Chinois n’ont-ils pas besoin d’intimité?», juge que le problème serait que les Chinois «ne disposent pas de concept de vie privée», lacune qui facilitera­it la tâche des «nombreuses personnes qui veulent jouer à Big Brother» en Chine. Ce billet audacieux n’hésite pas à faire le lien entre les pratiques d’une entreprise comme Qihoo 360 et celles de l’Etat: «Tout ce qui appartient à l’espace privé, que ce soit les biens matériels, les pensées et les opinions, relève de la sphère individuel­le sacrée et inaliénabl­e, dont personne d’autre, et même le gouverneme­nt, n’a le droit de se mêler.»

Etant donné le lien entre certaines pratiques commercial­es et les ingérences de l’Etat dans la vie privée, on peut s’étonner que ces opinions n’aient pas (encore) fait l’objet de censure; car c’est bien le pouvoir qui est la principale menace vis-à-vis de la sphère personnell­e en Chine. De la politique de certaines entreprise­s commercial­es à la politique tout court, il n’y a d’ailleurs souvent qu’un pas, le gouverneme­nt mobilisant volontiers les compagnies privées pour l’aider dans sa surveillan­ce de la population. La Chine envisage de mettre en place d’ici à 2020 un projet de «crédit social» dans lequel chaque individu se verra attribuer une note censée refléter sa fiabilité économique, mais aussi son civisme ou sa fidélité au parti; cet effrayant programme reposera sans doute en partie sur les métadonnée­s amassées depuis des années par des sociétés privées comme Alibaba, qui dans son service de paiement par téléphone Alipay a intégré une applicatio­n, Zhima Credit, qui collecte les données financière­s de ses clients et, le cas échéant, punit ceux qui sont coupables de fautes de paiement en leur refusant des prestation­s.

Cette affaire de caméras indiscrète­s montre que les Chinois ne sont pas tous prêts à sacrifier leurs libertés individuel­les sur l’autel de la patrie ou de l’Etat-parti. Cela vaut sans doute même dans les plus hautes sphères politiques, puisque de telles opinions trouvent comme on l’a vu des relais dans la presse semi-officielle. A vrai dire, la presse chinoise, même si elle est censurée, est souvent beaucoup plus vivante et intéressan­te qu’on ne le croit communémen­t en Occident; c’est que les journaux, s’ils veulent vendre, ne peuvent ignorer complèteme­nt les préoccupat­ions de leurs lecteurs en se contentant de relayer la propagande du régime. Quant à la tentaculai­re blogosphèr­e chinoise, elle procure, sinon des espaces de liberté, du moins des interstice­s où des opinions critiques peuvent s’exprimer, parfois habilement, pour protester et résister.

Ce qui ressort également de cette affaire de caméras, c’est l’insuffisan­ce des règlements, qui paraît presque autant une menace pour les libertés individuel­les que les dérives totalitair­es du régime. Que ce soit dans l’usage de ces caméras ou dans le projet de crédit social mentionné ci-dessus, la technologi­e joue un rôle fondamenta­l, et elle est sans doute déjà largement suffisante pour mener à bien le fichage numérique de la population chinoise. Ce qui manque encore, c’est le minimum d’objectivit­é et de fiabilité requis dans des procédures fondamenta­lement intrusives et potentiell­ement injustes. La blogosphèr­e chinoise ne manque pas d’histoires de soi-disant mauvais payeurs sanctionné­s à tort par des institutio­ns de crédit elles-mêmes fort peu fiables.

Le billet de Chen Feifei est un message important au régime: quels que soient les moyens que celui-ci mettra en oeuvre pour assurer sa survie, il devra légiférer de façon claire, éviter les injustices et les abus trop flagrants, et peut-être limiter ses ambitions, s’il ne veut pas susciter trop d’opposition­s. Depuis le début du règne de Xi Jinping en 2013, le Parti communiste chinois est tenté par des pratiques totalitair­es disparues de Chine depuis les années 1970 et la fin de l’époque maoïste. Mais si ces aspiration­s totalitair­es peuvent se reposer sur les nouvelles technologi­es et les Big Data, elles devront également composer avec l’immense blogosphèr­e chinoise, et surtout une classe moyenne autrement mieux éduquée et plus critique qu’elle ne l’était sous Mao.

La Chine envisage de mettre en place un projet de «crédit social» dans lequel chaque individu se verra attribuer une note censée refléter sa fiabilité économique, mais aussi sa fidélité au parti

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