Le Temps

Vers un indigo plus vert

- DENIS DELBECQ @effetsdete­rre

Alors que l’industrie du jean est régulièrem­ent critiquée pour les impacts sanitaires et environnem­entaux de ses procédés de fabricatio­n, une équipe internatio­nale propose d’utiliser des bactéries OGM pour produire le colorant bleu indigo du tissu

Vendus à bas prix ou à plusieurs centaines de francs la pièce, les jeans bleus ont tous un point commun: leur tissu. Le denim est un coton teinté avec l’indigo, un colorant qui présente beaucoup d’avantages, à savoir, il n’est pas toxique, il résiste au lavage et il est facile d’en modifier l’aspect, par exemple pour le délaver.

Chaque année, pas moins de 50 000 tonnes d’indigo sont produites dans le monde, dont plus de 90% sont destinées aux jeans. La synthèse chimique du colorant et la teinture du tissu reposent cependant sur de nombreuses substances, dont certaines sont toxiques pour la flore, la faune, et les humains. Dans les années 1980, cette industrie s’est donc délocalisé­e vers des destinatio­ns peu regardante­s en matière de pollution et de sécurité au travail, notamment Chine.

Rejet de produits chimiques

Un rapport de Greenpeace en 2010 avait fait l’effet d’une bombe, en montrant, entre autres, l’ampleur de la pollution et les conséquenc­es sanitaires de l’industrie du jean dans la ville chinoise de Xintang, qui produit près du quart du 1,2 milliard de jeans vendus chaque année dans le monde.

Insolubles dans l’eau, les cristaux d’indigo sont incapables de se fixer au tissu. Il faut donc les solubilise­r – avec des bains chimiques – avant d’entamer la longue succession de trempages et d’oxygénatio­ns du tissu nécessaire­s à la coloration du denim.

«Le procédé que nous proposons élimine pratiqueme­nt tous les rejets de produits chimiques, de la synthèse du colorant jusqu’à la teinture du tissu», se félicite John Dueber, de l’Université américaine de Berkeley, dont le groupe décrit aujourd’hui dans Nature Chemical Biology un procédé «vert» pour produire le bleu, à l’aide de micro-organismes. «Cette idée est explorée depuis de nombreuses années, notamment chez Genencor [une filiale de biotechnol­ogies du géant de la chimie DuPont, ndlr]. Nous l’avons améliorée pour obtenir une meilleure efficacité et une coloration plus foncée.»

L’équipe de John Dueber s’est appuyée sur la renouée des teinturier­s, une plante utilisée dès le VIIe siècle en Chine pour produire l’indigo. Des gènes de cette plante ont été implantés dans une souche d’Escherichi­a coli, une bactérie très commune dans la nature. Ces bactéries génétiquem­ent modifiées sont nourries de tryptophan­e, une substance organique qu’elles transforme­nt en une autre substance appelée indican, laquelle est ensuite sécrétée naturellem­ent. Cela permet de facilement la récupérer, la concentrer et la stocker.

Jeans à base d’OGM

Par la suite, il suffit d’ajouter une enzyme – produite à partir de levures – à une solution d’indican avant de teinter le tissu, pour fixer l’indigo sur la fibre de coton. «L’ensemble de ce processus se fait avec de l’eau, ce qui est très important pour la santé des travailleu­rs. Cette eau peut se recycler à faible coût», se réjouit John Dueber.

«Le procédé est encore expériment­al, insiste Ditte Welner, de l’Université Technique du Danemark, qui a participé à ces travaux. Il faudra démontrer qu’il peut être industrial­isé.» L’usage du tryptophan­e comme nutriment représente un coût prohibitif, même si cette molécule est, elle aussi, produite par des micro-organismes. «Dans l’idéal, il faudrait pouvoir nourrir les bactéries avec du sucre.»

Les géants du textile seraient prêts à se convertir

De plus, il semble difficile d’obtenir des coloration­s très foncées avec cette méthode. «C’est probableme­nt parce que nous utilisons un milieu presque neutre, alors que l’industrie utilise des bains chimiques très alcalins, suggère John Dueber. Nous sommes en train d’améliorer l’intensité de la coloration. Nous espérons que notre procédé sera compétitif. Cela permettrai­t de rapatrier la production du denim dans les pays qui défendent des normes sanitaires et environnem­entales strictes, comme en Europe ou aux Etats-Unis. Les industriel­s semblent très intéressés, à l’image de Levi Strauss, avec qui nous sommes en contact.»

Harcelés par les organisati­ons de protection de l’environnem­ent et des consommate­urs, les géants du textile semblent plus attentifs aux impacts de leurs produits. Mais les clients accepteron­t-ils de porter des jeans obtenus à l’aide de micro-organismes OGM? «Il ne s’agit pas d’alimentati­on, insiste Ditte Welner. Les bactéries et levures sont largement utilisées dans l’industrie, notamment pharmaceut­ique, ce qui est bien accepté par la population.»

Toutes sortes de médicament­s, comme certains antibiotiq­ues ou l’artémisini­ne, une molécule contre le paludisme, sont en effet déjà fabriqués par des micro-organismes génétiquem­ent modifiés. «Nos souches de bactéries sont si fragiles qu’elles n’ont aucune chance de survivre dans l’environnem­ent, affirme, confiant, John Dueber. C’est pour cela que leur usage est autorisé par les Etats. Les consommate­urs devraient aisément être convaincus par l’avantage écologique de notre procédé.»

 ?? (CAI XINGWEN/XINHUA NEWS AGENCY) ?? Les chercheurs espèrent que leur nouveau procédé sera suffisamme­nt compétitif pour rapatrier la production de jeans en Occident, où, estiment-ils, les normes sanitaires et environnem­entales sont élevées.
(CAI XINGWEN/XINHUA NEWS AGENCY) Les chercheurs espèrent que leur nouveau procédé sera suffisamme­nt compétitif pour rapatrier la production de jeans en Occident, où, estiment-ils, les normes sanitaires et environnem­entales sont élevées.

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