La crise polonaise peut déplacer le centre de l’Union européenne plus à l’est
L’histoire particulièrement mouvementée de la Pologne est fort méconnue. Ce pays, dont les droits de vote au sein de l’Union européenne (UE) pourraient être suspendus en raison de son glissement vers un modèle autoritaire, a par exemple été le plus grand pays d’Europe à partir de 1569, explique Timothy Snyder, auteur d’un ouvrage historique traduit aujourd’hui en français: «La Reconstruction des nations; Pologne, Ukraine, Lituanie, Bélarus; 1569-1999» (NRF Gallimard, 510 pages, 2017).
Le conflit institutionnel sur la Pologne devrait marquer l’actualité en Europe cette année. Le centre de gravité de l’UE pourrait glisser de l’axe Paris-Berlin vers le «groupe de Visegrad» (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie). «Les «Austro-Hongrois» ont lancé une OPA hostile en Europe», avance Saxo Bank dans ses «prévisions choquantes pour 2018». Le groupe de pays eurosceptiques pourrait s’étendre à 13 membres si l’on intègre la Slovénie et l’Italie si une majorité hostile à Bruxelles sortait des urnes italiennes le 4 mars prochain. Un tel changement de cap de l’UE provoquerait une baisse de l’euro d’environ 20%, prévoit la banque.
Le drame polonais
L’économiste Charles Gave, président de l’Institut des libertés, adopte le même raisonnement, après avoir pris note de la victoire de la droite conservatrice en République tchèque, puis en Autriche. Nous assistons à «la résurrection de l’Autriche-Hongrie (catholique) assassinée par la France (radicale) grâce au traité de Versailles en 1919», ajoute-t-il. L’ouvrage de Timothy Snyder arrive donc à point nommé. Il rappelle les drames que la Pologne a subi durant la Deuxième Guerre: le pays a perdu un 47% de son territoire d’avant-guerre au profit de l’Union soviétique. Un cinquième de sa population d’avant-guerre a été tué. Un quart des villages ont été détruits, un tiers de la population réinstallée. Entre 1939 et 1947, «le pouvoir allemand avança puis se retira, le pouvoir soviétique s’installa à deux reprises, la civilisation juive d’Europe orientale fut détruite, la Pologne et l’Ukraine se nettoyèrent ethniquement l’une l’autre», rappelle l’auteur.
«L’innovation politique polonaise est d’avoir pris la mesure du nationalisme et d’avoir su le canaliser au profit de la stabilité régionale», révèle Snyder. L’ouvrage rend hommage à des «grands hommes» restés souvent inconnus et pourtant visionnaires. Juliusz Mieroszewski (1906-1976) a été l’un des rares politologues, au début des années 1970, à anticiper une future Pologne souveraine, l’effondrement de l’Union soviétique et l’indépendance des autres voisins orientaux. Mieroszewski partait de l’hypothèse, qui permit au pays d’éviter le triste sort de la Yougoslavie, que les «changements des temps de guerre ne devaient pas être inversés».
Les idées innovantes de Mieroszewski ont été mises en oeuvre par un autre inconnu du grand public, Krzysztof Skubiszewski, responsable de la politique étrangère sous Jaruzelski et Lech Walesa. C’est lui qui négocia avec l’Allemagne puis avec ses voisins orientaux en évitant de chercher à modifier les frontières orientales.
L’Allemagne, du fait de l’invasion de l’armée hitlérienne, joue un rôle majeur dans l’opinion publique polonaise. En 1990, les Polonais exprimaient une plus grande crainte de la réunification allemande que de la réaction soviétique. Le programme en dix points de Helmut Kohl pour la réunification, qui omettait d’évoquer la question des frontières entre les deux pays, n’arrangeait rien.
La Hongrie en soutien
La Pologne, contrairement à la Hongrie et à la Yougoslavie, a privilégié les Etats (non les nations) voisins «au détriment de ses diasporas nationales», selon l’auteur. Elle a été le premier Etat à reconnaître l’Ukraine, le deuxième, après l’Islande, à faire de même avec la Lituanie.
Europhile avant l’heure, la Pologne adopta en 1992-1993 la politique dite des «normes européennes», allant jusqu’à proposer à ses voisins orientaux d’adopter ces dernières avant de savoir comment l’UE évoluerait. Jusqu’en 1993, l’UE refusait en effet l’élargissement à l’est. Cette politique d’européanisation volontaire contraste avec l’euroscepticisme du gouvernement en place actuellement.
Aucune sanction n’interviendra toutefois contre la Pologne en 2018, parce que la Hongrie empêche le Conseil européen d’obtenir une nécessaire unanimité. Le pouvoir hongrois est quant à lui protégé par l’appartenance du Fidesz (parti au gouvernement) au groupe majoritaire au Parlement européen, le Parti populaire européen (PPE), et par le soutien de la CSU bavaroise, indique le professeur Jan-Werner Müller, dans Foreign Policy. Le groupe de Visegrad menace l’axe franco-allemand, mais, pour que le centre de gravité se déplace, il faudra sans doute attendre les votations italiennes.
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