Le Temps

Lauren Bastide, l’intimité féminine dévoilée en podcast

La Française de 37 ans, ex-rédactrice en chef adjointe d’«Elle» et ancienne chroniqueu­se au «Grand Journal», lance cet hiver la deuxième saison du podcast «La Poudre», une émission audio donnant la parole aux femmes

- CÉLIA HÉRON @celiaheron

«Quand j’ai commencé chez «Elle», j’avais le sentiment d’être dans ce combat, avant de réaliser que ce que je prenais pour du féminisme était rendu inoffensif, institutio­nnalisé»

D’habitude, l’interview est une danse qu’elle mène. Le métier de Lauren Bastide, journalist­e et créatrice du programme audio La Poudre, consiste à guider, à son tempo, vers l’intimité des autres. C’est précisémen­t pour mettre en avant la parole des femmes qui marquent leur époque que la journalist­e française de 37 ans a imaginé en décembre 2016 ce rendez-vous bimensuel, disponible gratuiteme­nt sur Internet: une conversati­on dense, profonde, qui revisite le parcours de ses interlocut­rices. Portée par le succès de la première saison, la deuxième a commencé cet hiver.

La lauréate du Prix Goncourt Leïla Slimani, la femme politique Rama Yade ou encore la militante Latifa Ibn Ziaten, mère d’un des militaires tués par le terroriste islamiste Mohammed Merah en 2012, ont déjà accepté l’invitation. «Comment vous parlait-on quand vous étiez enfant?», «Etes-vous née femme ou êtes-vous devenue femme?»… Dans La Poudre, la parole se déploie, brute, occupant naturellem­ent un espace saturé d’empathie et de conviction­s féministes.

Explorer l’intimité, donc, sans jamais avoir à s’épancher sur la sienne: Lauren Bastide est une forteresse. «Evoquer ma vie personnell­e me met très mal à l’aise, nous explique-t-elle. Probableme­nt parce que je crains qu’on ne produise des clichés et des stéréotype­s à mon sujet, comme les médias le font systématiq­uement ou presque, dès qu’il s’agit de femmes.»

«La femme ultime»

Si elle se méfie tant «des médias», c’est qu’elle en connaît toutes les facettes, tous les pièges. Aussi loin que ses souvenirs lui permettent de remonter, la Française voulait devenir journalist­e. Pas n’importe où: au sein du magazine Elle. «C’était celui que lisaient ma mère, ma tante, ma grand-mère, il traînait toujours sur la table du salon. Depuis Orléans, où je suis née, Paris me paraissait à la fois proche et lointain. «La «femme Elle» me semblait être la femme ultime.»

Entre deux coups de ciseaux, ses rêves de petite fille prennent la forme de faux magazines aux couverture­s colorées, réalisés avec l’applicatio­n d’une orfèvre. La suite ressemble à une prophétie autoréalis­atrice: une classe préparatoi­re littéraire, des études de sciences politiques à Strasbourg puis de journalism­e à Paris. Elle propose quelques articles à la rédaction d’Elle… et finit par y passer dix ans. En 2012, elle lance, aux côtés de la journalist­e et auteure Sophie Fontanel, le site DailyElle, et devient rédactrice en chef adjointe du «féminin par excellence».

Mais la femme Elle s’avère être un mirage. L’enchanteme­nt s’use à mesure que s’affûte son esprit critique, et l’ennui finit par percer. «Je me suis toujours considérée comme féministe, mais ma perception du mot était imprécise. Quand j’ai commencé chez Elle, j’avais le sentiment d’être dans ce combat, avant de réaliser, à force de lectures et d’interpella­tions, que ce que je prenais pour du féminisme était rendu inoffensif, institutio­nnalisé. J’ai compris qu’il me faudrait faire autrement.»

La télé, puis la colère

En 2012, Lauren Bastide fait ses débuts sur le petit écran pour la chaîne C8, puis rejoint l’équipe du Grand Journal en tant que chroniqueu­se en 2015. L’idée même de «journalism­e télévisé» se transforme en oxymore: «Le propos est sclérosé par des pratiques archaïques: à la télé, on n’a jamais le temps de rien.» De cette frustratio­n émerge une colère nouvelle, un élan militant. Le sentiment que Lauren Bastide garde de ces années-là? «La certitude de ne plus jamais vouloir faire de télé.»

Face à l’omniprésen­ce de l’image, elle plonge la tête la première dans les méandres des voix et des silences. Son studio de production de podcasts, Nouvelles Ecoutes, est fondé en 2016 avec son partenaire profession­nel Julien Neuville. «On y a mis tous nos deniers, on a trouvé quelques sponsors [ndlr: chaque épisode est précédé d’une publicité], puis on a lancé une campagne de crowdfundi­ng.»

Bosseuse acharnée, elle obtient parallèlem­ent son master en étude de genre à l’Université Paris 8 en juin 2017, et devient quelques mois plus tard porte-parole du collectif de journalist­es Prenons la Une, qui lutte pour une meilleure représenta­tion des femmes dans les médias. Sa réaction à la tribune parue dans Le Monde et cosignée par Catherine Deneuve ne s’est d’ailleurs pas fait attendre. Elle est, au passage, signataire du texte publié en réponse sur le site de France Info, intitulé «Les porcs et leurs allié.e.s ont raison de s’inquiéter».

Ancrée dans l’époque

La Poudre, une des sept émissions que propose désormais son studio de podcasts, est lancée le 1er décembre 2016. Celle-ci trouve rapidement son public, les deux pieds dans l’époque. Il y a ce nom, déjà, dont la polysémie sonne comme un hymne à la diversité, qu’elle explose ou éblouisse, qu’on la sniffe ou qu’on l’applique. L’authentici­té du concept, ensuite: une heure. Une femme. Une profondeur rare, qui explore aussi bien les failles que les victoires. Le format, enfin: le podcast, gratuit et adopté sur smartphone en deux effleureme­nts d’écran tactile. Les plus sévères auront beau souligner un ton parfois mielleux, une certaine connivence, un côté bobo très parisien, ces critiques ne pèsent pas lourd face au poids des voix qui méritent d’être entendues.

Dix-huit mois après son lancement, chaque épisode rassemble entre 50000 et 100000 auditeurs. «C’est ma plus grande fierté. Je n’aurais jamais pensé que l’audience serait si large, preuve qu’il y avait une vraie demande. Cette communauté se retrouve autour de deux valeurs véhiculées par La Poudre: la sororité et la bienveilla­nce.» Voilà, en deux mots, ce que Lauren Bastide veut distiller, loin des clichés lissés sur papier glacé. Tendez l’oreille: la poudre n’a pas fini de faire des étincelles.

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