Le Temps

Noemi Lapzeson, la dernière danse d’une prêtresse envoûtante

Elle venait de recevoir le Grand Prix suisse de la danse. La danseuse et chorégraph­e suisse a ébloui des génération­s. Elle s’est éteinte à 77 ans à Genève

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Le petit pas d’une danseuse en hiver. C’était le jeudi 12 octobre, au Théâtre de l’Equilibre à Fribourg. La salle était pleine, des centaines de profession­nels de la danse venus de toute la Suisse. Sur scène, Noemi Lapzeson, chemise de soie, chevelure de druide, silhouette de roseau sauvage, reçoit le Grand Prix suisse de la danse, décerné par l’Office fédéral de la culture. Le conseiller fédéral Alain Berset a le mot qui pique, comme toujours, dans ce genre de cérémonie. Mais c’est Noemi Lapzeson qui touche, sa carrière qui est une quête, sa façon de parler de soi et de la communauté des ailés, de ce corps qui finit par vous trahir.

Une beauté de magicienne

Ce soir-là, dans un Théâtre de l’Equilibre chaviré, Noemi Lapzeson tangue, mais à peine. Elle est immense de délicatess­e et d’intégrité. Si loin du propos convenu des grandes réceptions, si proche d’elle. C’est cette scène qui tourne en boucle au moment où l’on apprend sa disparitio­n à 77 ans, dans son appartemen­t, ruelle du Midi à Genève. C’est sa silhouette sortie d’un roman de Samuel Beckett qui se dessine, ses yeux aussi qui avaient le ciel en partage – et quel ciel. Sa beauté de magicienne qui n’avait pas fané, mais qui s’était parée avec le temps d’une aura mythologiq­ue.

Pour des génération­s de spectateur­s, Noemi Lapzeson était cette envoûteuse sans dieu établi ni loi. Depuis quarante ans, elle élargissai­t la danse à sa façon théâtrale, spirituell­e, racée toujours. Elle avait débarqué en Suisse un jour d’été 1980 pour trois semaines, pensait-elle. Elle y est restée et elle a changé la face de la scène romande. Sans elle, la danse contempora­ine, cette joie d’inventer le corps, de reformuler son destin à rebours des formats du classique, n’aurait pas conquis tant de territoire­s dans notre région.

«Penser… sentir… et voler»

C’est que Noemi Lapzeson avait des odyssées dans les veines. Dans sa mémoire, Buenos Aires était un berceau lointain. Elle aimait raconter l’émulation de l’appartemen­t familial. Son père, avocat, avait la passion du cinéma. Il meurt à 48 ans, elle est encore enfant. Sa mère, Cecilia Mossin, est physicienn­e. Noemi Lapzeson n’oubliera jamais comment elle jouait Bach à l’orgue. Petite fille, elle s’initie au rythme auprès de Lisa Nercessian de Sirouyan, adepte de la méthode Jaques-Dalcroze. Son mentor lui dit: «L’art a trois composante­s: réflexion, émotion et fantaisie. Penser… sentir… et voler.»

Alors voilà: parce qu’une amie s’est établie à New York, Noemi s’envole à son tour, à 16 ans. Elle suit les cours de la Juilliard School, lit Balzac, croise Marilyn Monroe au théâtre, pleure beaucoup. Mais elle découvre Clytemnest­re, pièce de Martha Graham, cette fouettarde qui est une légende. Elle voudrait que ses mains, que son visage, que sa nuque soient aussi éloquents que ceux de la troupe de Martha. Elle voudrait rejoindre son studio: alors ça se passe. Elle y apprend à transmuter des forces archaïques en gestes de prêtresse.

«Je sentais derrière tout ce qu’elle proposait de l’intelligen­ce, et aussi une relation à la tragédie, à toutes les histoires de la mythologie grecque. Cela m’attirait de manière viscérale. J’ai été sensible, malgré ma jeunesse, au fait que rien n’était superficie­l dans cette technique, que chaque mouvement venait de l’intérieur.» Cela, elle l’a raconté à l’une de ses disciples, la danseuse Marcela San Pedro, dans Un Corps qui pense. Martha Graham distingue l’impatiente. Pendant dix ans, elle est l’une de ses solistes. Puis elle rallie en 1967 Londres, où elle cofonde la London School and Theatre of Contempora­ry Dance.

Si elle débarque à Genève en 1980, c’est que son mari est Suisse. Si elle y reste, c’est qu’elle s’y sent aimée. On se presse en bande d’initiés dans les appartemen­ts où elle se produit. Un soir de 1981, elle a cette audace: elle expose son corps nu à la caresse d’un sablier géant, se délie comme dans une jungle, poussée à s’alléger par la flûte d’Igor Francesco. There is another shore, you know est une épiphanie. Bientôt, elle fédère de jeunes artistes: Armand Deladoey, Diane Decker, Jacques Demierre, Vincent Barras, etc. Désormais, elle incarne une idée du geste: elle cofonde l’Associatio­n pour la danse contempora­ine (ADC), puis lance sa compagnie, Vertical Danse.

Une pédagogue charismati­que

La nomade invente sa constellat­ion, d’éclats intimes – Désir d’azur – en grand-messe baroque – Monteverdi, amours baroques. Parfois, cette pudique se dévoile, comme dans Madrugada, pas de deux déchirant sur une musique de tango, avec son compère de toujours, Armand Deladoey. Mais le plus intense a peut-être lieu dans son studio à la Maison du Grütli. Pendant vingt-cinq ans, chaque jour à midi, elle donne sa classe, mélange de tai-chi, de yoga, de technique Graham. Souvent, elle disait: «Fais respirer ta jambe droite.» Cette transmissi­on, c’est son trésor, tout ce qu’elle a appris auprès de Martha Graham, tout ce qu’elle ne veut pas répéter. Jamais de violence chez elle, mais une attention à ce qu’elle appelle «le sacré à l’intérieur de nous».

Noemi Lapzeson était une passeuse de gestes singuliers. Elle était tendre avec ses petits-enfants. Toujours impatiente à l’idée de découvrir un spectacle, rarement conquise. Elle mangeait trois fois rien. Elle s’engouffrai­t dans les cinémas de quartier pour découvrir un film lituanien. Elle lisait Hannah Arendt, Virginia Woolf, Stig Dagerman, Roberto Juarroz. Elle confiait parfois sa douleur de ne plus être ailée. Son besoin de consolatio­n était peut-être impossible à rassasier, mais elle ne l’avouait pas. Elle adorait recevoir chez elle, entre son jardin d’hiver et sa bibliothèq­ue. Noemi Lapzeson était un don. Elle annonçait le rivage, il ravissait toujours comme l’azur.

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