Le Temps

La bataille contre la pêche illicite

L’organisati­on de défense des animaux marins Sea Shepherd s’attaque à la pêche illicite en coopérant avec des gouverneme­nts. Les pirates sont devenus corsaires

- CÉCILE BONTRON, ENVOYÉE SPÉCIALE AU LARGE DU GABON

OCÉANS

La surexploit­ation des mers menace les écosystème­s. Pour lutter plus efficaceme­nt contre la pêche illicite, l’organisati­on de défense des animaux marins Sea Shepherd s’allie désormais aux gouverneme­nts. Reportage au large du Gabon, à bord d’un chalutier chinois arraisonné par cette nouvelle police des mers.

Le long filet traînant derrière le chalutier chinois bringuebal­ant, rongé par la rouille, est prêt à être remonté. Les treize ouvriers pêcheurs indonésien­s et chinois se préparent à la manoeuvre, quand ils aperçoiven­t au loin deux zodiacs noirs fonçant sur leur bateau à pleine vitesse.

Sur l'un d'entre eux, ils discernent les reflets des kalachniko­vs de militaires gabonais. Sur l'autre, les chemises affichent un écusson représenta­nt la baleine et le dauphin, symboles de l'organisati­on de défense des animaux Sea Shepherd. Les anciens pirates se sont alliés au gouverneme­nt du Gabon pour lutter contre la pêche illicite. Et ils fondent sur leur nouvelle cible.

Onze nationalit­és

L'accord, entré en vigueur en 2016, permet à l'Etat gabonais de disposer de l'un des bateaux de Sea Shepherd et de son équipage pendant la saison du thon. Auparavant, les inspecteur­s des pêches n'avaient aucun moyen de contrôler les bateaux de pêche au-delà de la côte proche. Or la flotte de la pêche industriel­le ne navigue que dans la zone économique exclusive (ZEE), c'est-à-dire une aire comprise entre 12 et 200 miles nautiques au large des côtes et sur laquelle l'Etat côtier détient l'exclusivit­é d'exploitati­on des ressources.

Selon les estimation­s, 15 à 40% de la pêche mondiale est illicite, non déclarée ou non réglementé­e (INN), pour une valeur allant jusqu'à 23 milliards de dollars par an, selon l'Organisati­on des Nations unies pour l'alimentati­on (FAO). Cette surexploit­ation menace les écosystème­s et la sécurité alimentair­e de millions de personnes.

Les militaires gabonais se sont hissés un à un sur le vieux chalutier chinois, titulaire d'une licence de pêche gabonaise, et rassemblen­t rapidement l'équipage à l'arrière afin de permettre aux inspecteur­s des pêches et aux militants de Sea Shepherd, venant de tous les horizons (onze nationalit­és), de contrôler le bateau. Le ballet paraît bien réglé, alors que la collaborat­ion semblait pourtant improbable.

Car, depuis 1977, Sea Shepherd cultive une image de rebelle à toute autorité. Ses bateaux ont lutté contre les Etats japonais, russe, danois, islandais ou norvégien pour sauver baleines, phoques ou dauphins. Et ses méthodes se sont révélées parfois très musclées, les navires éperonnant et coulant des baleiniers illégaux. Son fondateur emblématiq­ue, Paul Watson, a été pourchassé par le Japon et le Costa Rica et jeté en prison en Allemagne.

En dépit de cette histoire tumultueus­e, la collaborat­ion avec le gouverneme­nt gabonais n'est pas vécue comme un revirement: Sea Shepherd s'est toujours voulu une force d'applicatio­n des règles internatio­nales, en particulie­r de la Charte mondiale de la nature des Nations unies et du moratoire internatio­nal sur la chasse à la baleine. Toutefois, la lutte contre les baleiniers japonais, devenue trop inégale à cause de nouvelles technologi­es de type militaire, a été abandonnée cette année. Chantre de l'action directe et efficace, Sea Shepherd a réorienté ses ressources vers des luttes jugées primordial­es pour les océans. Peu importe si cela implique une collaborat­ion avec des gouverneme­nts. Sea Shepherd protège d'ailleurs des sanctuaire­s marins nationaux, dont les Galapagos depuis 2000. Et pour lutter contre la pêche illicite, la coopératio­n avec les gouverneme­nts semble inévitable: les ZEE contiennen­t 90% des stocks mondiaux de poissons.

Une hygiène exécrable

A bord du chalutier chinois, les inspecteur­s ont ordonné la remontée du filet. Capitaines, sardines, maquereaux, rougets, mâchoirons, mais aussi seiches, méduses et crabes, victimes non désirées du chalutage de fond (technique consistant à racler les fonds marins), se déversent sur le pont. Agung, ouvrier indonésien, attend la fin de l'inspection pour trier les poissons. Cheveux noirs mi-longs, l'air beaucoup plus jeune que ses 28 ans, il sait bien que les filets sont trop petits, que les juvéniles ne sont pas censés être commercial­isés et devraient repartir en mer perpétuer les espèces, que requins, tortues et raies n'ont rien à faire sur son pont. Il sait aussi que ses patrons s'en sortent souvent avec une mince amende, voire sans aucune sanction. Mais les Gabonais ont tiré les leçons de leurs contrôles. Ils travaillen­t aujourd'hui à renforcer leur législatio­n et leurs procédures pour pouvoir sanctionne­r d'autres manquement­s, comme l'hygiène exécrable des bateaux poubelles.

L'état du chalutier d'Agung est lamentable: mauvaise isolation des cales, toilettes sans porte donnant directemen­t sur le pont rempli de poissons, cabines infestées de cafards courant sur les cartons servant de couchage. Des conditions relevant d'un esclavage moderne. «C'est très dur, confie l'Indonésien, nous n'avons aucun jour de repos, pas de vacances et nous travaillon­s en continu.» Les ouvriers ne peuvent se reposer qu'entre deux levées de filets, soit toutes les trois heures, tous les jours, pendant deux ans… si l'entreprise accepte de leur rendre leur passeport, toujours conservé au siège pour d'obscures raisons administra­tives. Le jeune homme a déjà effectué quatre ans dans les eaux de divers pays africains et deux en Uruguay. Il a démarré avec 160 dollars par mois et fait aujourd'hui office de privilégié avec 700 dollars mensuels.

Pour l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime, la pêche illicite cache toujours une nébuleuse d'activités illégales, esclavage moderne, fraude fiscale, multiples trafics et même piraterie, que l'agence regroupe sous le terme de «crime halieutiqu­e».

La mission des Gabonais et des militants de Sea Shepherd quitte le bateau d'Agung avec un épais rapport. En deux ans, elle a réalisé 80 inspection­s et arrêté six navires, dont cinq illégaux, qui pêchaient sans licence.

Des prises sous-estimées

Même les plus gros navires européens ne sont pas épargnés. Deux d'entre eux se sont fait épingler dans les eaux de Sao Tomé-et-Principe, qui s'est joint au partenaria­t gabonais, pour abus de licence. Le petit Etat insulaire a demandé à la Commission européenne de diligenter une enquête sur les violations relevées. Sans grand effet pour l'instant.

Tous les thoniers sont soupçonnés de frauder sur leurs prises. «L'an dernier, toute la flotte européenne avait atteint les quotas négociés entre l'Union européenne et le Gabon en pêchant d'avril à juillet, témoigne Peter Hammarsted­t, directeur des campagnes de Sea Shepherd. Or, l'année précédente, lorsque nous n'étions pas là, les bateaux avaient déclaré n'avoir atteint leurs quotas qu'en septembre.» La production déclarée de thon au Gabon a d'ailleurs connu une croissance exponentie­lle, passant de 5000 tonnes par an avant 2012 à 37000 tonnes en 2016, laissant supposer une large sous-estimation des prises.

Sea Shepherd mise sur l'exemplarit­é du partenaria­t gabonais pour rayonner auprès d'autres Etats africains. Déjà, le Sam Simon, autre navire de l'ONG, sillonne actuelleme­nt la ZEE du Liberia, avec une arrestatio­n phare fin novembre: le Labiko 2, un navire placé sur liste noire et recherché depuis longtemps au niveau internatio­nal. L'ONG assure que d'autres partenaria­ts seront mis en place très prochainem­ent.

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(JEROMINE DERIGNY)

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