Le Temps

Tariq Ramadan, ou le mensonge permanent

- STÉPHANE LATHION ENSEIGNANT

«Pour maintenir le silence sur ses agissement­s, il a pu compter sur de nombreuses «tolérances» ou lâchetés. Je m’adresse aujourd’hui à ces personnes qui savent. Il est temps de dénoncer le comporteme­nt indigne de Tariq Ramadan.» Stéphane Lathion, ancien ami de l’islamologu­e genevois, en appelle à la responsabi­lité de chacun de témoigner.

Les accusation­s de viols portées contre Tariq Ramadan fin octobre 2017 ont eu l’effet d’une bombe. Figure médiatique, l’homme suscite autant la méfiance que l’admiration. Au sein des communauté­s musulmanes, ainsi que pour quelques intellectu­els altermondi­alistes, il reste une référence.

Dans le sillage des révélation­s à l’encontre du producteur de cinéma américain Harvey Weinstein, l’affaire Ramadan a fini par rebondir à Genève, la ville où l’intellectu­el a fait ses premières armes en tant qu’enseignant, qu’acteur politique et enfin en tant que religieux. Plusieurs femmes ont ainsi témoigné dans la presse du harcèlemen­t sexuel dont elles auraient été victimes, il y a plus de trente ans de cela. Face à ces révélation­s, je ressens à mon tour un devoir de témoigner.

Durant vingt ans, j’ai été un proche de Tariq Ramadan. Il m’a d’abord aidé, lorsque les choses étaient compliquée­s pour moi, à l’école; puis nous sommes devenus partenaire de sport, je l’ai ensuite soutenu dans des projets humanitair­es, dans le cadre de l’associatio­n Coopératio­n-Coup de main, par exemple. Lorsque j’en suis venu à m’intéresser à la question de l’intégratio­n des musulmans en Europe, thème qui deviendra mon sujet de thèse, ma proximité avec lui et certains de ses proches va forcément influencer ma perception des réalités musulmanes en Occident. Je connaissai­s son discours, je l’avais longtemps observé au quotidien défendre ses opinions. J’étais convaincu que si les pouvoirs publics européens voulaient trouver des pistes pour atténuer les tensions naissantes avec les population­s musulmanes en Europe, c’était avec la mouvance Ramadan qu’ils devraient dialoguer. Il proposait un discours original au sein des communauté­s islamiques: «Etre un bon musulman, c’est être un bon citoyen.» Et longtemps, je n’ai pas perçu les incohérenc­es du personnage.

De façon inexplicab­le, il rompra tout contact lorsque je fus engagé à l’Université de Fribourg en tant que maître d’enseigneme­nt et de recherche, me couvrant alors d’insultes. C’est en tentant de comprendre pourquoi que je vais prendre connaissan­ce d’une autre facette du personnage, jusque-là insoupçonn­ée. Peu à peu, par l’intermédia­ire d’amis communs, me seront rapportés des témoignage­s de comporteme­nt envers les femmes en totale contradict­ion avec ses discours: l’homme vivait dans un mensonge permanent. Ces éléments venaient corroborer les nombreuses rumeurs auxquelles je n’avais jamais voulu donner aucun crédit. De par mes activités au sein du Groupe de recherche sur l’islam en Suisse, je devais dès lors trouver un chemin entre le dégoût que j’éprouvais désormais envers l’ancien ami et les éléments positifs de son discours sur les transforma­tions de la présence musulmane en Europe. Par honnêteté intellectu­elle, je m’efforçais de ne pas mélanger sentiments personnels et travail.

Puis ce furent des faits plus précis, plus violents, qui me furent rapportés lorsqu’il officiait toujours au Collège de Saussure, à Genève. Ce fut un choc, un sentiment de trahison. Mais que pouvais-je faire?

Aujourd’hui, à la lecture des témoignage­s de ces femmes, et au regard du courage qu’il leur a fallu, je ne peux plus garder le silence sur mes propres interrogat­ions. Les manoeuvres utilisées contre ces femmes, d’anciennes élèves parfois, pour les faire taire, relève de la même logique d’accusation, d’intimidati­on, à laquelle je fus soumis au moment de notre rupture. A celles ou ceux qui lui résistent, ou refusent à un moment donné de le suivre, Tariq Ramadan répond par l’intimidati­on, la culpabilis­ation, la violence verbale. La mécanique est la même. Publiqueme­nt, son discours est exemplaire. L’intellectu­el brillant, engagé socialemen­t, semble mesuré dans ses propos… En privé, il manipule, construit sa toile: combien de jeunes (garçons autant que filles) se sont-ils convertis sous son influence? Combien de filles (dont certaines mineures) se sont-elles laissé séduire par son discours?

Aujourd’hui, je découvre que ses dérapages se sont produits dès le milieu des années 1980, au moment même où il organisait des actions humanitair­es dans son école des Coudriers. Trente années de souffrance­s infligées à des femmes sans l’expression d’aucun remords. Combien de personnes se sentent-elles trahies parmi celles ou ceux qui ont travaillé avec lui, que ce soit dans l’humanitair­e, à Genève, dans le secteur associatif islamique en France, en Belgique, à Québec ou à l’île Maurice? Pour tous ces collègues enseignant­s, la déception doit être immense, sans parler de ses anciens élèves. La vraie perversion n’est-elle pas là, abuser de son pouvoir d’enseignant pour séduire, manipuler et obtenir des faveurs sexuelles de ses élèves?

Pour maintenir le silence, Tariq Ramadan a pu compter sur de nombreuses «tolérances» ou lâchetés: d’abord de la part de sa hiérarchie au sein du Départemen­t de l’instructio­n publique, qui a minimisé (selon les termes mêmes d’un de ses anciens directeurs) les accusation­s portées à l’encontre du charismati­que professeur de philosophi­e; ensuite dans les instances dirigeante­s de l’Union des organisati­ons islamiques de France qui connaissen­t depuis des années les moeurs sexuelles de Ramadan; parmi nombre de responsabl­es associatif­s dans le monde francophon­e enfin qui se retranchen­t dans le déni, au mépris de leurs coreligion­naires, en droit d’attendre un peu plus de probité de leurs leaders…

Je m’adresse aujourd’hui à ces personnes qui savent, ou devraient savoir, et ont la responsabi­lité de parler, comme ont eu le courage de le faire ces femmes brisées. Au-delà même du caractère pénalement condamnabl­e ou non de ses actes, il est temps de dénoncer le comporteme­nt indigne de l’enseignant, de l’homme de foi, de l’intellectu­el, de l’homme tout court.

Aujourd’hui, à la lecture des témoignage­s de ces femmes, et au regard du courage qu’il leur a fallu, je ne peux plus garder le silence sur mes propres interrogat­ions

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