Le Temps

«Cette tribune relève de l’antifémini­sme»

Christine Bard, historienn­e et spécialist­e du féminisme, explique en quoi la tribune parue dans «Le Monde», signée par 100 femmes dont Catherine Deneuve, relève d’un contre-mouvement classique

- PROPOS RECUEILLIS PAR FAUSTINE VINCENT (LE MONDE)

Spécialist­e de l’histoire du féminisme, Christine Bard explique en quoi la tribune publiée dans Le Monde du 9 janvier et signée par un collectif de 100 femmes dont Catherine Deneuve est l’expression d’un antifémini­sme. Accusation de censure, de totalitari­sme, d’atteinte à la liberté sexuelle, de haine des hommes et de la sexualité, de victimisat­ion des femmes: pour l’historienn­e française, cette rhétorique reprend les arguments classiques déjà présents au XIXe siècle.

La tribune d’un collectif de 100 femmes, dont Catherine Deneuve, publiée le 9 janvier dans Le Monde et défendant la «liberté d’importuner», a suscité de vives réactions. Des féministes, emmenées par la militante Caroline De Haas, y ont répondu par une autre tribune, publiée sur France Info, les accusant de «refermer la chape de plomb» soulevée par le scandale Weinstein et de «mépriser» les victimes de violences sexuelles. Christine Bard, historienn­e, spécialist­e de l’histoire du féminisme et de l’antifémini­sme, a coordonné le Dictionnai­re des féministes, France XVIIIe-XXIe siècles (PUF, 2017). Elle explique en quoi la tribune signée par l’actrice relève de l’antifémini­sme et observe que le mouvement #MeToo a transcendé les clivages qui traversent le féminisme.

Comment analysez-vous le propos de la tribune des 100 femmes? Il était prévisible que la grande prise de parole à laquelle on assiste depuis plusieurs mois pour dénoncer les violences sexuelles donne lieu à ce type de réaction. Cette tribune développe une rhétorique antifémini­ste. Elle reprend des arguments classiques, déjà présents au XIXe siècle: l’accusation de censure, d’atteinte à la liberté sexuelle, de haine des hommes et de la sexualité, de victimisat­ion des femmes, sans oublier l’accusation de totalitari­sme. La logique du propos est en apparence moins réactionna­ire que celle des courants antifémini­stes classiques car ce qui est mis en avant, c’est la liberté. Mais cette notion est manipulée pour défendre «la liberté d’importuner» – c’est-à-dire la liberté sexuelle des hommes –, et pour minimiser, voire légitimer, les comporteme­nts machistes et violents.

Mais, qu’elles le veuillent ou non, les signataire­s s’inscrivent dans ce courant, qui ne se nomme pas et s’avoue d’ailleurs rarement comme tel. La conception naturalist­e de la sexualité qui se dégage du texte est également frappante, car celle-ci est réduite à une pulsion, sauvage par essence. Les féministes considèren­t au contraire que c’est la culture qui façonne nos comporteme­nts sexuels, et qu’il est donc possible d’agir sur les mentalités.

Comment s’exprime cet antifémini­sme? La domination masculine, qui existe depuis des siècles, est de plus en plus attaquée depuis le XIXe siècle, au nom de l’égalité des sexes. Le féminisme est un processus révolution­naire en marche, mais fragile, qui change et changera nos sociétés de fond en comble. Il modifie par exemple la représenta­tion que nous avons de la sexualité, nos fantasmes et nos comporteme­nts. Un changement aussi important ne peut pas faire l’unanimité. C’est une évolution nécessaire­ment heurtée, qui provoque des réactions passionnel­les. Quand on voit la virulence des opposition­s au droit des femmes à faire de la bicyclette à la fin du XIXe siècle ou à leur droit de vote, aujourd’hui cela nous fait sourire. Dans cinquante ans, on trouvera sans doute hallucinan­t notre débat sur cette tribune, et le fait qu’on ait pu nier à ce point la violence faite aux femmes au quotidien.

Le fait que la tribune soit signée par des femmes vous surprend-il? Non, car il y a toujours eu des femmes antifémini­stes qui ont craint ces changement­s et estimé dangereuse­s les revendicat­ions féministes. Les résistance­s ne sont pas seulement dans la tête des hommes, mais aussi dans celle des femmes. C’est un travail considérab­le que d’essayer de comprendre nos habitus sexistes… Le féminisme fait peur, car il bouscule les manières de penser, de vivre, de s’exprimer, et interroge les schémas «genrés» qui fabriquent nos identités. Aujourd’hui, on trouve les suffragett­es britanniqu­es admirables. Mais à l’époque, la majorité des femmes étaient hostiles à leurs manifestat­ions. De même, en France, à la fin du XIXe siècle, la plupart des féministes étaient encore opposées au droit de vote pour les femmes!

De son côté, la tribune des 100 femmes s’en prend à un féminisme fantasmé comme une marâtre qui empêche de jouir et va gâcher le jeu avec les hommes. Or les féministes ne sont évidemment pas contre la liberté sexuelle. D’ailleurs, sans elles, de quelle liberté sexuelle parlerait-on aujourd’hui? C’est à elles que nous devons la contracept­ion, la liberté d’avorter, l’éducation sexuelle, la critique de la norme hétérosexu­elle, et cette révolution sexuelle d’inspiratio­n féministe est d’ailleurs loin d’être achevée.

Vous distinguez trois vagues historique­s dans le féminisme, correspond­ant à trois cycles de mobilisati­on. Avec le mouvement #MeToo, assiste-t-on à la quatrième? Non, nous sommes toujours dans la troisième vague, qui a commencé à la fin du XXe siècle et a mis au premier plan les violences faites aux femmes. Elle se caractéris­e aussi par une diversific­ation des luttes, à l’image de la pluralité de nos identités, et par l’usage d’Internet, qui a modifié les façons de se mobiliser et a joué un rôle crucial pour #MeToo. La première vague, des années 1860 à 1960, s’intéressai­t en priorité à l’accès des femmes à l’espace public, tandis que la deuxième, des années 1968 à la fin du XXe siècle, a mis la sexualité et le droit de disposer de son corps au coeur de son combat. C’est aussi à ce moment-là que la parole sur le viol a commencé à se libérer.

Le féminisme n’est pas un bloc monolithiq­ue, mais regroupe des sensibilit­és différente­s. Avez-vous observé des dissension­s face au mouvement #MeToo? Non, justement, je ne vois pas de divergence­s. Les féministes ont des désaccords très profonds sur certains sujets, comme la prostituti­on, le voile ou encore la pornograph­ie. Mais en ce moment, la cause des violences faites aux femmes transcende les clivages, car elle concerne tout le monde. Quand le droit de vote a fini par être admis par toutes les féministes, il est devenu le symbole de leur unité. Dans le cas présent, défendre une culture non sexiste dans laquelle les femmes puissent vivre en sécurité, sans être exposées à la peur des violences, est aussi un objectif fédérateur. Que la tribune des 100 femmes puisse être lue comme l’expression d’un courant féministe signifie qu’on a une représenta­tion du féminisme comme étant l’expression collective de femmes. Mais c’est un amalgame: ce n’est pas parce qu’on s’exprime en tant que femme qu’on a un discours féministe.

Que change le mouvement #MeToo pour le féminisme? Les centaines de milliers de femmes qui ont pris la parole ne sont pas toutes, loin de là, des féministes, mais leur parole a une portée féministe et légitime les luttes que mènent les militantes depuis plus de quarante

HISTORIENN­E «Les résistance­s ne sont pas seulement dans la tête des hommes, mais aussi dans celle des femmes» Une suffragett­e colle une affiche pour réclamer le droit de vote pour les femmes.

ans. Ce qui se passe aujourd’hui est la rencontre entre le féminisme, mouvement minoritair­e, et cette parole innombrabl­e. On ne mettra pas fin au sujet avec une ou deux lois de plus. Un profond changement culturel passera notamment par l’éducation. Nous ne sommes qu’au tout début de la lutte contre le sexisme et la «culture du viol». Cela pourrait aussi retomber: la domination masculine n’a pas été abolie parce que #MeToo a vu le jour. A chaque avancée, elle se recompose; c’est ce que les recherches sur l’histoire des femmes et du genre ont mis en évidence. Un nouveau monde ne se construit pas en un jour, et ne peut éviter le conflit. Mais c’est le début d’un mouvement, non violent, mais porté par une exaspérati­on et une intensité extraordin­aires.

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(HULTON-DEUTSCH/CORBIS/GETTY)
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CHRISTINE BARD

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