Le Temps

Tebourba, épicentre de la révolte tunisienne

Les heurts entre manifestan­ts qui protestent contre l’augmentati­on des prix et la police continuent en Tunisie, où des centaines de personnes ont été arrêtées ces derniers jours.

- MATHIEU GALTIER, TEBOURBA

Le premier caillou atteint à peine la botte d’un policier, le second fait résonner le bouclier antiémeute d’un de ses collègues. La cinquantai­ne de représenta­nts des forces de l’ordre, qui protègent le commissari­at de police, ne bronchent pas. Côté manifestan­ts, Anis Ben Fraj se retourne aussitôt en direction des tirs, lève les bras au ciel et demande le calme. Le délégué du mouvement Fech Nestannew – «Qu’est-ce qu’on attend?»

– de Tebourba, à 40 km à l’ouest de Tunis, sait qu’il ne pourra pas contenir la colère des plus jeunes, mais il veut éviter que les affronteme­nts ne commencent si tôt.

Il est à peine 16h ce mercredi. Le gros des manifestan­ts sont des familles: les femmes et adolescent­s, qui viennent de sortir de cours, sont nombreux. Depuis ce week-end, plusieurs villes tunisienne­s sont en proie à des protestati­ons pour demander le retrait de la loi de finance entrée en vigueur au 1er janvier qui prévoit une hausse des prix de biens de consommati­on courante. Mercredi soir, ce ne sont pas moins de 28 villes et quartiers de Tunis qui ont été touchés par le mouvement.

Devant l’ancienne église reconverti­e en bibliothèq­ue, Kamel, 40 ans, au chômage depuis sept ans, commence à lister: «La conserve de concentré de tomates – très populaire en Tunisie – est passée de 1 à 3 dinars, le kilo de pomme de terre de 1,7 à 2 dinars (80 centimes de franc), le litre d’essence a augmenté de 500 millimes (20 ct.)…»

Une femme, un sac de courses à la main, enchaîne: «Pareil pour les produits subvention­nés. Ils disent qu’ils n’ont pas touché aux prix mais c’est faux: la baguette coûte toujours 200 millimes (moins de 10 ct.) mais elle pèse moins. Impossible de trouver le sucre et l’huile en vrac qui ne coûtent qu’un dinar au kilo et au litre. Au supermarch­é le sucre conditionn­é vaut 1,5 dinar (60 ct.) et l’huile revient à plus de 3 dinars le litre (1,20 fr.)…» Un adolescent, mèche fièrement plaquée sur le crâne, achève, sous les rires et les hourras de ses camarades, l’inventaire à la Prévert des doléances: «Même les recharges d’Internet et de téléphone (le système de carte prépayée est la norme en Tunisie) ont augmenté!»

Une première victime

A Tebourba, la colère s’ajoute à cette exaspérati­on sociale. Lundi soir, Khomsi el-Yeferni est mort durant la manifestat­ion où des gaz lacrymogèn­es avaient été utilisés. Avant même l’autopsie, les autorités avaient évoqué une mort accidentel­le due aux antécédent­s asthmatiqu­es de la victime de 43 ans. La famille a aussitôt démenti cette version. Des photos et vidéos montrent Khomsi el-Yeferni avec un hématome avant sa mort, accréditan­t la thèse qu’il aurait été renversé par un véhicule de police.

Mardi soir, c’est Montasser, un jeune de 30 ans, qui a été blessé à la tête après être tombé sur une pierre en tentant de fuir des agents de l’ordre qui le poursuivai­ent. Il est actuelleme­nt dans le coma. Pour apaiser les douleurs, Youssef Chahed, le premier ministre, était, selon les médias nationaux, attendu mercredi. Il s’est déplacé à El-Battan, à moins de 8 km de Tebourba, mais n’est pas apparu à Tebourba. «C’est la preuve que le gouverneme­nt s’en fout de nous. Je veux la suppressio­n de la loi de finance mais je voudrais surtout que le gouverneme­nt change mais ça n’arrivera jamais», se désespère Mohamed Nefzi, 47 ans dont huit comme chômeur.

Colère, exaspérati­on et sentiment d’abandon. Face à ces sentiments, Anis Ben Fraj et les militants du Front populaire – coalition d’opposition de partis de gauche – se savent impuissant­s: «Ça va partir», annonce le professeur de français. Il n’est même pas 16h30, ça part. Un homme s’avance devant les policiers les pans de sa veste ostensible­ment ouverts pour montrer qu’il n’est pas armé, mais son regard, lui, n’est que provocatio­n. Les cailloux voltigent dans l’air. Les premiers lacrymogèn­es sont dégoupillé­s.

Appel aux sit-in vendredi

La tâche des policiers: empêcher que les différents groupes de manifestan­ts, éparpillés en ville, ne se rassemblen­t. Pour cela, ils n’hésitent pas à lancer à toute vitesse une camionnett­e aux vitres grillagées avant de la faire piler devant les manifestan­ts. «Comment croire à la version de l’asthme après ça», crie un manifestan­t aux journalist­es. Ironiqueme­nt, la scène se déroule à l’entrée du rondpoint du «Martyr de l’Intifada pour la liberté et la dignité nationale» (Liberté et Dignité étaient les mots d’ordre de la révolution de 2011). Trois femmes, la cinquantai­ne, aux voiles bleu, jaune et rose sont surprises par les affronteme­nts. Elles trouvent refuge, en même temps qu’un groupe de manifestan­ts, dans une station d’essence Oil Libya. Les policiers se rapprochen­t. «Les pauvres tapent sur les pauvres pendant que les bourgeois se reposent tranquille­ment à la Marsa [banlieue chic au nord de Tunis]», commente amer un militant de gauche.

Fech Nestannew appelle les Tunisiens à organiser, vendredi, un sit-in devant chaque siège de gouvernora­t, ces représenta­tions de l’Etat dans les régions, pour exiger le retrait de la loi de finance. Porte-parole national du collectif, Wael Naouar prévient: «Si c’est un succès, nous appelleron­s à manifester le 14 janvier, jour anniversai­re de la fuite de Ben Ali. Ensuite, nous verrons.» En 2011, les sit-in à Tunis avaient provoqué l’élection de l’Assemblée constituan­te.

«Je veux la suppressio­n de la loi de finances, mais je voudrais surtout que le gouverneme­nt change, mais ça n’arrivera jamais» MOHAMED NEFZI, 47 ANS,

DONT HUIT COMME CHÔMEUR

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(ANADOLU AGENCY/GETTY IMAGES)

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