Le Temps

Les énormes enjeux d’un procès financier

La star déchue de Credit Suisse sera jugée dès lundi pour des détourneme­nts. Les débats se feront avec un absent de taille, l’expremier ministre géorgien Bidzina Ivanishvil­i, délesté de 150 millions de dollars. L’oligarque russe Vitaly Malkin devrait, lui

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Branle-bas de combat au Palais de justice de Genève. La salle historique a été provisoire­ment réaménagée afin d’accueillir, à partir du 15 janvier, une armée d’avocats prêts à en découdre. Le casting de ce grand procès est tout sauf banal. Le prévenu, Patrice L., a été l’un des plus importants gestionnai­res de Credit Suisse au niveau mondial avant de finir en prison. Les plaignants ne sont pas en reste avec deux anciens associés qui ont bâti leur fortune sur les décombres du régime soviétique: l’ex-sénateur russe Vitaly Malkin et l’ancien premier ministre géorgien Bidzina Ivanishvil­i. Ce dernier ne daignera pas faire le voyage depuis Tbilissi. Les sommes détournées ou perdues sont colossales et le sort des fonds séquestrés s’annonce comme le principal casse-tête réservé au Tribunal correction­nel.

Rien ne le prédestina­it à devenir une vedette de la gestion de fortune. Et pourtant. Né il y a 54 ans à Guérande, dans la Loire-Atlantique, Patrice L. a travaillé dix ans à Moscou, notamment pour les cosmétique­s Yves Rocher, s’est marié à une Russe et a appris la langue de Dostoïevsk­i. Un atout qui, allié à son entregent, le fait entrer au Credit suisse en 2004 et bientôt reprendre la clientèle russe. A lui tout seul, il manipule jusqu’à 3 milliards, devient une sorte de mordu du trading dans le domaine de la start-up à haut potentiel et se prend pour le roi de la finance. Le Français, cultivé et amateur d’art, n’a pas le profil classique du flambeur. Mis à part une Porsche Cayenne et quelques biens immobilier­s, il possède surtout une impression­nante collection de DVD.

Un génie de la magouille

Certaines parties le dépeindron­t sans doute comme un génie de l’entourloup­e, animé d’une grande énergie criminelle. D’autres comme un gérant incroyable­ment mal contrôlé par son employeur. L’intéressé, défendu par Me Simon Ntah, admet en tout cas l’essentiel des faits retenus dans l’acte d’accusation du procureur Yves Bertossa. Il reconnaît ainsi avoir ponctionné jusqu’à 150 millions de dollars sur les comptes de son plus riche client, le milliardai­re Bidzina Ivanishvil­i, à l’aide de virements, ventes ou transferts de titres, et ceci afin de masquer les grosses pertes subies sur les comptes d’autres clients. Dans ce premier volet, il avoue aussi avoir détourné quelque 3 millions à son profit et à celui de son épouse.

Au chapitre de la gestion déloyale aggravée, il lui est reproché d’avoir empoché environ 30 millions de commission­s occultes — versées sur des comptes externes à la banque — liées à des placements massifs non autorisés dans des fonds d’investisse­ment ainsi que dans les titres Meinl (immobilier en Europe centrale) et Raptor (pharma). C’est d’ailleurs l’effondreme­nt du prix de l’action Raptor qui a précipité sa chute en dévoilant l’ampleur des pertes et la vaste supercheri­e entretenue depuis huit ans.

Le prévenu est également accusé de faux dans les titres pour avoir créé de toutes pièces des contrats de prêt ou des instructio­ns en y ajoutant la signature de Bidzina Ivanishvil­i à l’aide d’un collage ou encore celle de l’oligarque, mécène et ancien sénateur de la République de Bouriatie, Vitaly Malkin. Ce dernier, représenté par Mes Christian Lüscher et Aileen Truttmann, sera bien présent au procès et devrait être entendu le mercredi 17 janvier.

Malgré des aveux et une stratégie de défense conciliant­e, Me Ntah relève tout de même: «Cette affaire donne l’impression d’une énorme escroqueri­e mais la réalité est plus complexe. Du temps où tout le monde gagnait de l’argent, on se gardait bien de poser des questions. Et aujourd’hui, on accuse mon client de tous les maux. Il a certes reconnu sa responsabi­lité mais il n’a pas agi dans le seul but de s’enrichir.» Patrice L., détenu depuis janvier 2016, sera longuement interrogé sur ses intentions, et son ancien supérieur hiérarchiq­ue à l’époque la plus critique, qui n’a jamais déposé dans cette affaire, sera entendu comme témoin. Le tribunal a également demandé à la banque de produire ses directives internes sur les transferts et ventes de titres.

L’enjeu de la confiscati­on

Si les autres parties dénoncent en choeur la tromperie du gestionnai­re félon (dont les avoirs ont été bloqués à hauteur de 20 millions), son destin pénal risque bien de passer au second plan lors des débats. Le véritable enjeu pour les plaignants réside dans le sort qui sera réservé aux quelque 80 millions de dollars séquestrés sur les comptes des clients ayant bénéficié sans le savoir du siphonnage des fonds du richissime Géorgien. Cet argent sera-t-il confisqué et alloué à Credit Suisse, à charge pour la banque de le redistribu­er au seul Bidzina Ivanishvil­i?

Ce scénario est combattu par les cinq plaignants russes — Vitaly Malkin ainsi que deux entreprene­urs et une femme d’affaires — qui vont y perdre des plumes. «Ceux qui ont reçu n’ont pas à rendre», estime Me Alec Reymond, qui représente un des clients concernés. Les autres avocats partagent cette stratégie. «C’est une situation ubuesque dans laquelle les gens, trompés durant des années par un gestionnai­re de Credit Suisse, ont vécu dans l’illusion d’être plus riches de quelques millions et se voient aujourd’hui menacés d’être appauvris», explique Me Marc Hassberger.

Me Giorgio Campá s’oppose également à toute confiscati­on: «Les débats démontrero­nt que mes clients ont aussi été les victimes d’une gestion déloyale massive, que les pertes subies sur leurs comptes étaient illicites et que la banque a totalement failli à ses obligation­s de surveillan­ce. Il est d’ailleurs totalement incompréhe­nsible que cet employé ait pu agir aussi longtemps sans que personne ne s’en rende compte.» La guerre sera totale et les fronts démultipli­és. Une série de requêtes vont d’ailleurs animer le premier jour d’audience.

Bataille lointaine

A la veille de ce grand rendez-vous judiciaire, les deux poids lourds restent en retrait. L’avocat de Credit Suisse, Me Vincent Jeanneret, n’entend pas s’exprimer à ce stade. Ceux de Bidzina Ivanishvil­i, Mes Maurice Harari et Laurent Baeriswyl, se refusent aussi à toute déclaratio­n. Le milliardai­re, qui était convoqué par le tribunal, sera le grand absent des débats. Le Géorgien a de plus choisi d’attaquer la banque sur d’autres terres. Des procédures civiles ont été lancées en Nouvelle-Zélande, aux Bermudes et à Singapour, afin de faire valoir des prétention­s que l’on imagine astronomiq­ues.

A Genève, le procès doit durer deux semaines et le jugement est attendu autour du 9 février. Le mobilier prévu pour les avocats des grosses fortunes sera vite démonté et les bancs d’origine réinstallé­s afin que la salle A3 retrouve sa configurat­ion initiale sans impact aucun sur ses aménagemen­ts. Il y a au moins un patrimoine avec lequel on ne plaisante pas dans la République.

 ?? (AFP/KEYSTONE/MONTAGE LE TEMPS) ?? Associés au début de leur parcours d’hommes d’affaires, Vitaly Malkin (à gauche) et Bidzina Ivanishvil­i se retrouvent désormais tous deux plaignants dans la même affaire genevoise.
(AFP/KEYSTONE/MONTAGE LE TEMPS) Associés au début de leur parcours d’hommes d’affaires, Vitaly Malkin (à gauche) et Bidzina Ivanishvil­i se retrouvent désormais tous deux plaignants dans la même affaire genevoise.

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