A Genève, un ballet poétique pour doigts de fée
La nanodanse, ou danse des mains, des Belges Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey fascine le public du Théâtre de Carouge. «Cold Blood» parle de fin de vie avec une douce ironie
Des doigts qui dansent sur un sol laqué, marchent dans la neige, s’enlacent ou sillonnent l’espace. Mais des doigts qui, filmés de près et projetés sur grand écran, sont surtout très humains, petits bonshommes de rien qui racontent beaucoup de nous. C’est le pari que relèvent avec sensibilité et… doigté Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey, accueillis ces jours au Théâtre de Carouge, en collaboration avec l’adc.
Le cinéaste et la chorégraphe belges associent leur talent pour saisir à pleines mains des bribes poétiques de nos destins. Le procédé, appelé nanodanse, avait déjà séduit le public romand en 2012 avec Kiss & Cry, souvenir d’un éblouissement amoureux à voir ou revoir les 7 et 8 février prochains, au Théâtre de l’Equilibre, à Fribourg. Ici, dans Cold Blood, c’est de mort que parlent ces personnages sans tête. De sept morts, effleurées en musique et en toute légèreté, comme autant de vignettes surréalistes qui donnent envie de vivre et d’aimer.
Surréalisme joyeux
Vous allez chercher du pain. Au retour, la neige se met à tomber. Tant et tant que vous perdez votre chemin, trébuchez et finissez gelé dans le fossé. Bing, sanctionne la comptine, vous êtes victime d’une mort météorologique. La consolation? Congelé lui aussi, le pain sera réchauffé et vous survivra. Dans cette chronique d’une fin givrée, on retrouve bien l’humour acide de l’auteur de Toto le héros, film qui fit sensation, début des années 1990, pour son surréalisme joyeux.
Cette patte Jaco Van Dormael griffe les sept morts étranges de Cold Blood. Celle, par exemple, d’un homme âgé qui, après avoir tout traversé, succombe d’une bête intolérance à la purée. Ou celle d’un conducteur distrait qui trépasse à la laverie automatique, faute d’avoir fermé les fenêtres de sa voiture durant ses soins beauté. Ou encore le suicide d’une gourmande qui tire sa révérence dans son meublé pour rejoindre la kyrielle d’amants qu’elle a invités, tués, cuisinés et dûment savourés…
Les auteurs ne prennent pas la mort au sérieux et c’est tant mieux. Ce parti permet de glisser sur cette fatale étape comme les doigts glissent sur le parquet. Car, au-delà de la poésie douce-amère, l’intérêt de cette création réside bien sûr dans la virtuosité dont font preuve les interprètes de cette nanodanse. Non seulement les interprètes aux doigts de fée, mais aussi les cameramen et décorateurs qui s’affairent autour d’eux pour permettre le rêve filmé. Il faut d’ailleurs décrire le dispositif, pour bien saisir le défi. Dans sa moitié supérieure, le cadre de scène du Théâtre de Carouge est occupé par un grand écran. C’est là qu’est projeté ce récit fantasmé et on ne pourrait regarder que lui. Ce serait dommage.
Espaces miniatures
Car, au-dessous, se démènent à vue les artisans de ce ballet pour index et majeurs incarnés. L’idée? Filmer de très près ces mains, ces doigts, qui conduisent une mini-voiture, dansent ou marchent dans un décor sur mesure et créer l’illusion du cinéma. Le succès de l’entreprise tient beaucoup aux espaces miniatures réalisés avec un soin inouï par la décoratrice Sylvie Olivé. L’enfilade de pièces dans un appartement bourgeois donne le tournis, tandis que le cabaret blanc, tréteau des claquettes, éblouit. La neige souffle et brouille la vue, les sombres allées d’immeuble glacent le sang.
A deux ou à trois, les mains nagent soudain dans un bassin et se transforment en sirènes synchronisées. Le public, envoûté, se laisse volontiers bercer. Plus tard, les mêmes mains, celles des danseurs Michèle Anne De Mey, Grégory Grosjean et Gabriella Iacono qu’il faut saluer pour leur expressivité, se mettent à valser et c’est le coeur de chaque spectateur qui se soulève de bonheur. Chaque fois, la caméra colle à son sujet, exigeant des opérateurs des trésors de souplesse et de réactivité. Chaque fois, la musique enveloppe la saynète de ses accents lyriques et sucrés. Du jazz, du blues, du classique, de la pop, Bowie, Lou Reed, de l’opéra aussi. Des airs qui prennent aux tripes, éveillent des souvenirs.
«On est à la limite du clip pour pompes funèbres», sourit ce spectateur un rien agacé par la multiplication de couches et l’effet consensuel du tout. Ce n’est pas faux, mais c’est un peu injuste. Cold Blood ne crée certes pas la stupeur. Mais il charme toujours et émeut parfois avec sa manière légère de toucher la mort du bout des doigts.
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Les mains des danseurs se mettent à valser et c’est le coeur de chaque spectateur qui se soulève de bonheur