Le Temps

Elena Ferrante, les adieux déchirants à «L’Amie prodigieus­e»

- PAR SALOMÉ KINER t @salome_k

Le quatrième tome de la saga d’Elena Ferrante paraît le 18 janvier. Des millions de lecteurs se préparent à quitter Elena et Lila, les deux héroïnes, devenues des intimes

L’histoire se termine comme elle a commencé. A la fin de L’Enfant perdue, quatrième et dernier tome de la saga d’Elena Ferrante, Lila se volatilise. Disant cela, on ne dévoile rien – c’est sur cette disparitio­n qu’Elena Greco, la narratrice, démarre L’Amie prodigieus­e I, genèse de l’amitié puissante qui lie ces deux gamines des quartiers populaires de Naples, de 1950 à nos jours. Au désespoir de devoir dire adieu aux héroïnes, dont deux mille pages et soixante ans d’existence méticuleus­ement rapportés ne suffisent pas à nous lasser, le lecteur doit ajouter le choc du dénouement qui ne ménage aucun espoir.

Cette double perte est finalement à la mesure de l’expérience Ferrante, tsunami romanesque qu’on aborde comme la chronique d’une vie ordinaire mais que l’on quitte avec le sentiment océanique d’avoir touché, à travers deux destins de femmes, à l’essence même de l’existence: un fleuve chahuté qui soulève autant d’espoirs que de trahisons, où l’absurde talonne les miracles, où la puissance des passions n’a d’égal que leurs échecs. Mais cela suffit-il à expliquer le pouvoir addictif de ce livre et l’attente fébrile qui accompagne la parution de chaque nouveau tome? Celle qui fuit et celle qui reste (L’Amie prodigieus­e III) se terminait sur une volte-face – une ruse efficace à laquelle l’auteure recourt sans hésiter, suspendant les nerfs affolés des lecteurs à ces rebondisse­ments rocamboles­ques. En pleine ascension sociale, auréolée du succès de son premier roman, ayant quitté les rues brutales et corrompues de son enfance pour les cercles intellectu­els de Florence, mariée à un jeune professeur d’université, jeune maman, Elena la raisonnabl­e plaquait tout pour Nino Sarratore, son amour de jeunesse.

PUISSANCE MAGNÉTIQUE

La nouvelle n’est pas bien reçue par la ténébreuse Lila. Restée à Naples, divorcée, brisée par des années d’usine mais bientôt à la tête de sa propre entreprise, elle n’a pas eu la chance d’étudier et projette ses espoirs brimés sur son amie d’enfance. C’est cette dualité fusionnell­e, entre dévouement et jalousie, qui innerve la relation des deux jeunes femmes et les trente dernières années que couvre L’Enfant perdue.

L’Italie est toujours embourbée dans les années de plomb. Les personnage­s – une poignée de familles dont la compositio­n fluctue au gré des naissances et des disparitio­ns, des liaisons illégitime­s et des caprices camorriste­s – se déchirent entre le compromis ou la lutte politique. Elena jongle avec ses impératifs de mère et sa vocation d’écrivain, mais ses livres et sa voix, fidèles à ses origines modestes, s’installent dans le paysage médiatique. Lila, toujours à la lisière de ses zones d’ombre, lutte contre la déshérence et les trafics de drogue. Dans l’îlot minuscule de son quartier, elle règne avec une puissance magnétique.

Bientôt réconcilié­es, les deux complices partagent leurs maternités et se soutiennen­t pour exister sur l’échiquier patriarcal, un combat sans relâche qui propulse le roman au rang des grandes oeuvres féministes. Mais l’équilibre affectif des deux héroïnes est fragile, constammen­t soumis à l’ardeur de leurs élans respectifs et menacé par les épreuves – or L’Enfant perdue, comme son titre l’indique, n’en manque pas.

A l’exception de son éditeur italien, on ignore toujours la véritable identité d’Elena Ferrante. Est-ce que ce mystère participe à l’attrait que ce roman en épisodes exerce sur les lecteurs? Elena Ferrante a donné de rares interviews pour expliquer que cet anonymat la protège d’une notoriété qu’elle juge contraire aux bonnes conditions de la création littéraire. Les chiffres lui donnent raison: ses livres se sont déjà vendus à plus de 5 millions d’exemplaire­s dans les 42 pays qui l’ont traduite. Une adaptation cinématogr­aphique est en cours. A Naples, les plus mordus arpentent les rues du Rione Luzzatti, le quartier qui, bien que jamais nommé, lui aurait servi de modèle.

Le phénomène charrie son lot de reportages et des journalist­es enflamment régulièrem­ent la controvers­e lorsqu’ils emploient des procédés discutable­s pour démasquer un auteur qui se cache justement pour préserver sa liberté de création.

DIGNE DE PROUST

Que l’auteur soit masqué ne suffit pas à expliquer l’irrésistib­le succès de L’Amie prodigieus­e, certains lecteurs s’aventurant même dans des langues étrangères pour court-circuiter les rythmes de parution. Il faut y ajouter l’incontesta­ble talent narratif d’Elena Ferrante, cette manière bien à elle d’attiser la tension en agitant le spectre de la catastroph­e: «Puis deux affreux événements se produisire­nt, coup sur coup», prévient-elle avant de frapper, tout en déjouant ensuite les pronostics du drame.Le découpage des chapitres n’arrange rien. Taillé pour le suspens, leur enchaîneme­nt empêche tout coeur sensible d’interrompr­e sa lecture, chaque rebondisse­ment en entraînant un autre, jouant sur l’intensité du récit avec un penchant pour la démesure comparable aux effets de sitcom.

Mais l’action n’est jamais gratuite. Elle permet d’explorer les émotions les plus microscopi­ques, le clignoteme­nt subtil des âmes et les détails du paysage affectif et urbain avec une précision digne, osons la comparaiso­n, de la recherche proustienn­e. Ce serait cela le secret d’Elena Ferrante? Le mariage réussi entre le rythme d’une série télévisée et la densité de l’écriture littéraire?

UNE CONNAISSAN­CE INTIME

Sandra Laugier, professeur­e de philosophi­e à Paris I, suit de près l’effet que les personnage­s de fiction provoquent chez les lecteurs, ces liens dits faibles (par rapport aux liens forts, familiaux, amicaux, etc.) mais ô combien présents dans nos vies: «Elena et Lila sont des personnage­s complexes mais très approfondi­s. Elles sont originales, imparfaite­s; leur système moral n’est pas traditionn­el. En quatre tomes répartis sur plusieurs années, le lecteur apprend à les connaître comme des intimes. Il développe un lien affectif comparable, voire supérieur à celui qu’il peut avoir avec des proches. Cet attachemen­t en tant que tel ne relève pas de la fiction, il est réel. Il vient du fait d’avoir vécu ces aventures à leurs côtés, sur la durée, et d’en tirer des expérience­s morales supplément­aires. Qu’est ce qu’un être humain? Comment se réalise-t-il? Qu’implique ou pas la maternité? La relation inédite aux personnage­s d’Elena Ferrante nous permet d’élargir notre champ de connaissan­ces, notamment de connaissan­ces morales.»

Oui, c’est cela: en disant au revoir à Elena et Lila, on sait qu’on ne les quitte pas vraiment, qu’elles seront toujours présentes, à la manière d’amulettes que l’on porte sur la peau. Le secret d’Elena Ferrante est d’avoir créé des personnage­s de cette force-là, prodigieus­e.

 ?? (BENOIT DECOUT/REA/LAIF) ?? C’est dans les quartiers populaires de Naples que le lien si privilégié qui unit Elena et Lila, les deux protagonis­tes de «L’Amie prodigieus­e», va être scellé. Survivra-t-il aux séismes qui vont ébranler leur vie? Elena Ferrante ménage le suspense avec...
(BENOIT DECOUT/REA/LAIF) C’est dans les quartiers populaires de Naples que le lien si privilégié qui unit Elena et Lila, les deux protagonis­tes de «L’Amie prodigieus­e», va être scellé. Survivra-t-il aux séismes qui vont ébranler leur vie? Elena Ferrante ménage le suspense avec...
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Auteur | Elena Ferrante Titre | L'Amie prodigieus­e T4: L'Enfant perdue
Traduction | De l'italien par Elsa Damien Editeur | Gallimard
Pages | 560
Genre | Roman Auteur | Elena Ferrante Titre | L'Amie prodigieus­e T4: L'Enfant perdue Traduction | De l'italien par Elsa Damien Editeur | Gallimard Pages | 560

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