Le Temps

Une nuit avec André Dussollier

Le plus racé des acteurs français joue avec brio «Novecento», récit océanique et swinguant, au Théâtre du Léman à Genève le lundi 22 janvier. Paroles au milieu de la nuit d’un comédien aux mille et une fugues qui a enfin trouvé sa ligne droite, comme il d

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

«Dans la vie, on a tendance à se masquer. Alors que, quand on joue, on est obligé de se mettre à nu.» Conversati­on nocturne avec André Dussollier, qui joue «Novecento», récit océanique et swinguant programmé au Théâtre du Léman à Genève. Le comédien aux mille et une fugues, qui «vit sa vie dans le désordre», dit avoir enfin trouvé sa ligne droite.

Une nuit avec André Dussollier. Et sur un paquebot. Le luxe absolu. Il est 23 heures, Paris s’éveille et le restaurant de La Rotonde est un nid de velours – oui, c’est là qu’Emmanuel Macron a fêté sa victoire. Le comédien débarque à la seconde, élégance chiffonnée – mais à peine – par son Novecento, ce texte d’Alessandro Baricco qui lui colle à la peau, l’histoire d’un pianiste océanique qui n’a jamais mis les pieds sur terre, parce que l’essentiel est ailleurs.

Sur scène, escorté de quatre musiciens aériens comme le goéland, André Dussollier est un tricoteur d’absolu, conteur et héros à la fois, fugueur électrisé par sa matière. Il épouse la vague de son Novecento, comme s’il se projetait tout entier dans ce portrait d’artiste hors la loi – le public romand peut le rattraper le lundi 22 janvier au Théâtre du Léman à Genève, pour une représenta­tion en faveur de 123 Action*, dont l’artiste est le parrain.

«Un sorbet fraise cacao, André?» L’heure est à la douceur. Sous les yeux languissan­ts d’une héroïne de Modigliani – un tableau –, sur un air feutré de swing, l’acteur d’On connaît la chanson se faufile dans ses souvenirs.

Vous jouez «Novecento» depuis quatre ans. Pourquoi cette passion? Je l’aime parce que je m’identifie à ce personnage, bien plus aujourd’hui qu’à mes débuts dans le métier. Novecento, ce musicien génial qui ne descend jamais de son paquebot, a une liberté, celle d’un Alain Resnais, par exemple, qui avait la grâce des autodidact­es, contrairem­ent à moi, qui ai eu un cursus classique d’études. Le héros de Baricco va plus loin que n’importe qui d’autre avec les 88 touches de son piano. C’est à ça que j’aspire.

Vous ne vous sentez pas libre? Je le suis de plus en plus, mais c’est un combat. Quand on est comédien, on est dépendant des autres, des metteurs en scène, des auteurs, etc. Cette pièce me permet de construire les choses à ma façon. C’est cette liberté que j’emprunte au personnage, dans laquelle je me reconnais.

Quand est-ce que le théâtre vous a pris? A Cruseilles, le village où j’ai grandi, il n’y avait pas beaucoup de distractio­ns. Il y avait le sport et le théâtre, que j’ai découvert grâce à une professeur de français qui nous emmenait voir des spectacles à Saint-Julien-en-Genevois. Je me rappelle le choc de Poil de Carotte, de Jules Renard. J’avais 10 ans, et je découvrais que la scène était un terrain de liberté et de jeu qui offrait plus de possibilit­és que la vie réelle. On pouvait y dire des choses qu’on n’aurait jamais osé avouer ailleurs, on avait le droit d’y exprimer ses sentiments alors qu’en général on nous recommanda­it de tout retenir. Ça a été une révélation émotionnel­le et intellectu­elle. J’avais l’impression que le théâtre était plus vivant que la vie.

Comment était la chambre de votre adolescenc­e? Mes parents étaient dans la fonction publique, percepteur­s l’un et l’autre. Ils travaillai­ent au rez-de-chaussée de notre maison. Nous habitions au premier étage. La vie, on la regardait par la fenêtre. Je me rappelle le jour où j’ai changé de chambre, à 13 ans, après avoir longtemps côtoyé celle de mes parents, ce qui ne me plaisait pas. J’avais l’impression de conquérir mon indépendan­ce. Mon lit était une île entourée de livres, de disques, d’objets personnels. C’était comme une petite maison à soi dans la grande.

Quand avez-vous su que vous seriez acteur? A 18 ans, j’aimais le football et le théâtre. De là à en faire un métier… Ma famille trouvait ça risqué. Je suis donc allé jusqu’au bout de mes études, histoire d’obtenir des diplômes, en lettres et en linguistiq­ue à Grenoble. Puis j’ai annoncé à mes parents que j’allais préparer l’agrégation à Paris. Et je me suis inscrit à un cours de théâtre.

Aviez-vous des modèles? J’en avais tellement. Enfant, j’admirais Gérard Philipe et Michel Simon, qui avait un naturel qui me désarmait, tout le contraire de ce que faisaient les comédiens à l’époque. J’ai été impression­né par Jean Rochefort, découvert au théâtre, et par Robert Hirsch, qui était un maître pour les jeunes pensionnai­res de la Comédie-Française dont j’étais. Par la suite, j’ai surtout été fasciné par les acteurs américains, Dustin Hoffman, Robert de Niro, capables de se métamorpho­ser d’un rôle à l’autre. Pour moi, le métier d’acteur, c’était ça: Dustin Hoffman méconnaiss­able selon les personnage­s. C’était mon idéal.

Vous vous en rapprochez… Je le réalise de plus en plus en jouant des personnage­s différents de moi, Staline par exemple dans Une Exécution ordinaire. Incarner ce genre de figure monstrueus­e, c’est grisant. Passer d’un registre à l’autre, d’une comédie comme A fond à un drame comme Chez nous donne envie que l’aventure soit sans fin.

Si vous deviez expliquer l’art de jouer à un novice? Je repense à Claude Sautet et au rôle que je jouais dans Un Coeur en hiver. Il était d’une précision maniaque, en musicien qu’il était. Et il accordait une importance capitale aux silences comme les auteurs anglosaxon­s, Harold Pinter par exemple. Ces moments suspendus sont des plages rêvées pour un interprète. Là commence son travail. Le mot peut être un masque derrière lequel on se cache. Dans un silence, on ne peut plus se cacher. Tout doit venir de la sensation.

C’est-à-dire? Je dois être au coeur de ce que je ressens. Je pense que je suis devenu comédien pour échapper aux déterminis­mes de mon milieu, pour inventer ma vie, mais ça a impliqué des compromis, des semi-mensonges. Je me suis aperçu que la vérité pour un acteur, c’était comme un paradis perdu. Or ce métier permet d’être vrai. On ne peut pas le faire autrement. Dans la vie, on a tendance à se masquer. Alors que, quand on joue, on est obligé de se mettre à nu. C’est un

privilège. On construit le personnage à partir de ce qu’on ressent, ce n’est pas tout à fait moi, mais je ne peux le faire qu’avec ma vérité.

Qu’est-ce qu’Alain Resnais vous a appris? La liberté de l’autodidact­e. J’ai eu la chance de le connaître autant dans sa cuisine que sur les plateaux de cinéma. Il était à l’image de ses films, curieux de tout. Sa manière de travailler était merveilleu­se: il avait un respect et une écoute de l’autre, attentif aussi bien au machiniste qu’au figurant, qu’il appelait un «acteur de complément». Quand il nous parlait d’un rôle, il donnait toute sa généalogie. C’était sa manière de nous passer le relais. Il avait inventé la vie des grands-parents, c’était à nous ensuite de concevoir le personnage. Pendant le tournage, il retouchait la matière comme un peintre, avec une délicatess­e extrême. Vittorio Gassman disait qu’un plateau de Resnais, c’était comme le silence d’une cathédrale.

Resnais en une image? Sur L’Amour à mort, on tournait la nuit, dans un froid sibérien. J’avais une scène en bas d’une maison. Tout le monde était pressé d’en finir. Un metteur en scène ordinaire aurait donné son indication depuis la fenêtre. Lui est descendu, il m’a parlé à l’oreille et puis est remonté tout tranquille­ment. Il planifiait le moindre détail en amont, pour pallier l’urgence du tournage. Je l’appelais mon brise-glace préféré: il avançait sans vague, à la même allure, rien ne l’arrêtait. J’adore cette anecdote que Resnais racontait. Sa mère lui dit un jour: «Mais Alain, pourquoi tu ne fais pas des films comme les autres?» Il répond: «Parce que les autres les font.» C’est tout lui.

Que devez-vous à votre père? Il venait d’un milieu très différent de ma mère. Il avait grandi à Leschaux, petit village de montagne en Haute-Savoie, dans une famille où l’aîné était prêtre et les autres enfants paysans. Mon père est le seul qui est descendu en ville, à Annecy, pour entrer dans la fonction publique, où il a rencontré ma mère. Je lui dois l’humilité de celui qui laboure, la volonté du paysan, une dureté au mal. Je lui dois aussi ma vie d’acteur: s’il n’était pas descendu de sa montagne, j’aurais cultivé les champs comme mes cousins.

Et à votre mère? C’était tout le contraire. Elle était d’une merveilleu­se fantaisie, elle raffolait de la musique, de toutes les musiques, du classique à la chansonnet­te, sa conversati­on passait du coq-àl’âne. Dans sa famille, on était d’extrême gauche et d’une grande gaieté. Je dois à ma mère la légèreté et sa chaleur de méridional­e – ses aïeux venaient d’Italie.

Quel est l’auteur que vous offrez aux êtres que vous aimez? Philip Roth, Portnoy et son complexe, par exemple, ou Patrimoine, où il raconte comment il accompagne son père à la fin de sa vie. Tout Philip Roth, à vrai dire.

Qui est votre héros? Le docteur Ignace Philippe Semmelweis, cet obstétrici­en autrichien qui a découvert le microbe avant Pasteur, l’importance pour un médecin de se laver les mains avant un accoucheme­nt. On raconte qu’il va jusqu’à s’entailler le doigt pour prouver qu’il a raison et qu’il est mort de cela. C’est peut-être une légende, mais elle témoigne de sa volonté. Je pourrais citer encore Raymond Carver, un auteur que j’adore. Comme il y avait trop de bruit chez lui à cause des enfants, il ne pouvait écrire que le samedi et le dimanche dans sa voiture. Du fait de ces étranges conditions, il devient un maître de la nouvelle. J’aime ces êtres qui vont jusqu’au bout.

Comme vous? Non. J’ai dû surmonter beaucoup d’obstacles pour être à l’écoute de ce que j’aime. Longtemps, j’ai été comme le papillon qui zigzague à droite, à gauche. Ma liberté est relativeme­nt récente. J’ai l’impression de vivre ma jeunesse maintenant. Novecento, c’est aussi un peu ça, le plaisir de l’aventure comme si j’avais enfin trouvé ma ligne droite. La maturation a été longue: il faudrait que la vie dure 200 ans.

Vous avez quel âge en vérité? Je n’ai pas d’âge, ou alors celui de l’état civil, 70 ans. L’écrivain Alfred Capus disait que l’âge véritable n’est pas le nombre d’années qu’on a vécues, mais celui qui nous reste à vivre. J’ai 10 ans, du coup. De toute façon, j’ai l’impression de vivre ma vie dans le désordre. Je passe vraiment d’un âge à l’autre. Je suis revenu en arrière, avec les mêmes désirs que quand j’avais 20 ans, mais délesté des inquiétude­s. La ligne droite dont je parle, c’est ça: faire les choses sans s’embarrasse­r de ce que vont penser père, mère, cousins, etc.

Sentez-vous l’urgence du temps? Je suis frappé par l’histoire de Marcel Proust qui rêve d’écrire son grand oeuvre, mais qui diffère le passage à l’acte, trop oiseau de nuit pour s’y mettre. Un jour, à l’entrée d’un salon, son genou fléchit. Il se dit alors que le corps risque de ne pas être à la hauteur de son dessein. Il rebrousse chemin, rentre chez lui, s’enferme dans sa chambre, capitonne les murs pour ne pas entendre le bruit des voisins et écrit jusqu’à sa mort. C’est le physique qui nous guide. Je suis à un âge où je suis pressé. L’autre jour, je dis à une copine, un peu par provocatio­n: «Dis donc, je suis dans ma dernière décennie.» Et elle me dit: «Ben oui, André.» C’est sûr que je papillonne moins.

A quoi ressemble votre futur? J’ai des projets de films, dont une série télé avec votre compatriot­e Jacob Berger. Et j’ai envie de m’occuper de mes enfants, Léo 29 ans, Julia 25 ans. Ils sont en train de devenir acteurs, vous réalisez? Je ne peux m’empêcher de m’inquiéter. Mais il faut vivre son désir, sans trop zigzaguer. A 23 ans, je ne voulais pas avoir le regret de ne pas tenter.

Novecento, Genève, Théâtre du Léman, lu 22 janvier, 19h; billetteri­e: www.ticketmast­er.ch

* L’associatio­n s’occupe de fournir des accès à l’eau potable à des population­s qui en sont dépourvues.

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(CHRISTIAN GANET) «Novecento» est un spectacle où j’ai tout construit, le rapport entre la musique et le texte, le jeu de friction entre les musiciens et moi. Je me retrouve dans le héros d’Alessandro Baricco, cet artiste qui va jusqu’au bout de son idéal.»
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(A.BORREL/F COMME FILM) «Dans «Une exécution ordinaire» (2010) de Marc Dugain, j’incarne Staline. J’ai l’impression de faire le travail comme je l’ai toujours rêvé , en me transforma­nt comme Dustin Hoffman. »
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(WILD BUNCH DISTRIBUTI­ON) «J’aime varier les genres. «A Fond» (2016), la comédie de Nicolas Benamou, est une histoire de régulateur de vitesse bloqué qui entraîne des péripéties folles. Je jouais un lunaire, déjanté et ça m’amusait.»
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Mon personnage était très riche. Et le scénario était basé sur une pièce d’Henri Bernstein, un auteur qu’Alain Resnais avait réhabilité avec beaucoup d’intelligen­ce. C’est un de mes rares films que...
(EUROPEAN CLASSICS VIDEO) «Mélo (1986) est artistique­ment un point de départ. Mon personnage était très riche. Et le scénario était basé sur une pièce d’Henri Bernstein, un auteur qu’Alain Resnais avait réhabilité avec beaucoup d’intelligen­ce. C’est un de mes rares films que...

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