Le Temps

Comment Mauro Poggia a récupéré des millions à Paris

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

La Suisse va récupérer 41,5 millions de francs touchés en Suisse par des Français à titre d'aide sociale. Le conseiller d'Etat genevois Mauro Poggia, promu négociateu­r, raconte les dessous de cet accord

D’ordinaire, le patron MCG du Départemen­t genevois de l’emploi, de l’action sociale et de la santé, Mauro Poggia, aime à évoquer la France pour s’en plaindre. Il a désormais passé la vitesse supérieure en la châtiant bien: il vient d’obtenir à Paris 41,5 millions de francs pour l’aide sociale perçue par des ressortiss­ants français en Suisse.

Comment se fait-il qu’un ministre genevois ait été bombardé négociateu­r à Paris pour le compte de la Confédérat­ion? «Lorsque je suis entré en fonction, j’ai eu connaissan­ce de ce dossier pour lequel la Confédérat­ion ne semblait pas faire preuve de grande diligence», répond le conseiller d’Etat Mauro Poggia. La France soutenait alors qu’une convention de 1931 réglant cette question n’était plus applicable, au vu d’un nouveau règlement entré en vigueur en 2004 avec les accords bilatéraux. «Assimilant prestation­s sociales et aide sociale, elle considérai­t que réclamer de l’argent était contraire à la libre circulatio­n et ne voulait rien savoir», relate le conseiller d’Etat. Fin 2016, elle dénonçait la convention pour l’année suivante. Entre-temps, les créances s’étaient accumulées.

Négociateu­r au nom des cantons

C’est à ce stade que Mauro Poggia entrevoit la possibilit­é d’agir. «J’ai demandé que la Conférence latine des directeurs des affaires sanitaires et sociales intervienn­e, explique le Genevois. J’ai fait valoir qu’en cas de refus de Berne, la créance devrait être payée par la Confédérat­ion aux cantons. J’estimais en effet qu’ils n’avaient pas à pâtir de considérat­ions diplomatiq­ues visant à conserver les bonnes relations entre les deux pays». Et c’est ainsi qu’il est nommé négociateu­r au nom des cantons, au côté du DFAE.

Il y aura deux séances de négociatio­n à Paris, une à Berne, avec des représenta­nts français des ministères de la Cohésion sociale et des Affaires européenne­s, ainsi que des séances techniques supplément­aires. Il y aura aussi un nombre considérab­le de démarches administra­tives pour démontrer la nature juridique des prestation­s versées à des ressortiss­ants français. Y ajouter des efforts didactique­s pour faire comprendre les spécificit­és du système suisse, comme les déductions des prestation­s sociales de l’aide sociale. Exemple: le versement de prestation­s complément­aires par le canton à un Français en EMS est assimilé, en Suisse, à de l’aide sociale. Alors que pour la France, c’est une simple prise en charge de soins. «Je dois dire que j’ai pris un certain plaisir à expliquer et à convaincre, rapporte le ministre genevois. Une expérience dans laquelle mon ancien métier d’avocat m’a beaucoup aidé.» On sent que l’ancien homme de loi n’aurait pas été mécontent d’être nommé arbitre pour le compte de la Suisse.

Mais il n’en sera rien, puisque finalement, la Suisse l’emporte. C’est à Ignazio Cassis de récolter le fruit de ces efforts, à Paris le 19 décembre dernier, en finalisant l’accord avec Jean-Luc Le Drian. Quel fut l’argument décisif? «Probableme­nt la perspectiv­e de faire trancher le différend par un tribunal arbitral composé d’un arbitre par pays et d’un troisième, neutre, tribunal dont j’aurais fait partie pour le compte de la Suisse», avance Mauro Poggia.

Selon le ministre, la France s’en sort plutôt bien, puisque la Suisse a reconnu devoir verser à la France 3,9 millions de francs – somme estimée pour la mesure réciproque pour ses ressortiss­ants à l’aide sociale dans l’Hexagone – et qu’elle n’a pas exigé d’intérêts sur la créance. Sur les 41,5 millions, qui seront versés en 2019, 17,5 millions iront au canton de Vaud, 8,5 millions à Genève, 3,1 millions à Neuchâtel, 1,9 million à Berne, 1,8 million à Zürich et 1,5 million à Fribourg. Désormais, seul le droit communauta­ire s’applique, et l’état de résidence assume seul les prestation­s sociales selon son droit en vigueur.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland