Le Temps

Pourquoi l’ATS traverse une crise

L’Agence télégraphi­que suisse prévoit une restructur­ation entraînant jusqu’à 40 licencieme­nts. Un épisode douloureux qui fait suite à la refonte de son modèle de facturatio­n, au départ brutal du rédacteur en chef et à l’annonce de sa fusion avec Keystone

- VALÈRE GOGNIAT @valeregogn­iat

Ils attendaien­t tous une douche froide. Mais aucun des employés de l’Agence télégraphi­que suisse ne l’imaginait si glaciale. Lundi, dans un courriel interne, la direction de l’ATS a annoncé une restructur­ation prévoyant la suppressio­n de 35 à 40 postes de journalist­e sur 180 au total. Dans ce courrier de trois pages, on apprend que l’entreprise «subit de plein fouet la situation très difficile dans le monde de la presse» et prévoit, pour 2018, un recul du chiffre d’affaires de 3,1 millions de francs à 29,5 millions et une perte opérationn­elle de 1,9 million.

Les mesures envisagées passent notamment par la suppressio­n de la rubrique économique (partiellem­ent remplacée par l’agence spécialisé­e AWP) et le regroupeme­nt des rubriques suisse et internatio­nale. L’entreprise entend en outre se désabonner de sa consoeur Reuters au 1er mai et supprimer la quasi-intégralit­é du budget des correspond­ants à compter du 1er septembre. Fondée en 1895, l’agence qui publie plusieurs vidéos et en moyenne 350 dépêches d’actualité par jour – reprises par tous les médias suisses (presse écrite, radios, TV, sites internet) – a rarement traversé une passe si difficile.

Vision plus «mercantile»

Cette restructur­ation, qui intervient alors que la Suisse n’a d’yeux que pour l’initiative «No Billag», est l’illustrati­on d’un changement profond de philosophi­e au sein de l’entreprise. «Pendant longtemps, l’ATS n’avait pas comme mission de réaliser des bénéfices», rappelle Alain Clavien, professeur à l’Université de Fribourg. Car ses actionnair­es majoritair­es, les groupes de presse, étaient également ses clients principaux.

Aujourd’hui, à cause de la baisse des revenus des éditeurs et de la concentrat­ion des journaux, les exigences ont changé. «Depuis 2010, on a fait entrer à l’ATS des gens qui ont une vision plus mercantile de l’entreprise et l’on va aujourd’hui dans la direction d’une financiari­sation de cette agence», estime le spécialist­e, qui vient par ailleurs de publier un ouvrage sur la presse romande.

Un problème: la facturatio­n

La restructur­ation annoncée lundi n’est qu’un nouveau chapitre dans une longue suite d’événements qui ont secoué l’agence ces derniers mois. En premier lieu: son problème de facturatio­n. Depuis des années, l’ATS faisait payer ses services en fonction du tirage de ses clients. Elle était donc condamnée à voir son chiffre d’affaires s’effriter lentement en parallèle à l’érosion de la presse papier. Elle planchait depuis longtemps sur un nouveau modèle de facturatio­n incluant également l’audience web de ses clients, ce qui devait logiquemen­t compenser la baisse de ses recettes.

En juin dernier, le conseil d’administra­tion de l’ATS a validé ce nouveau modèle. Mais ses clients n’ont guère goûté ce qui s’apparentai­t alors surtout à une hausse des tarifs. Après un bras de fer inédit, l’ATS a consenti d’importants rabais ainsi que la poursuite de la mise à dispositio­n gratuite de ses vidéos. «Nous avons réussi à renouveler les contrats avec nos clients mais avons été contraints d’accorder des rabais», résume le patron de l’ATS Markus Schwab, dans une réponse écrite au Temps.

Projet de fusion avec Keystone

Deuxième chapitre: la fusion avec Keystone. En octobre dernier, l’ATS a annoncé son intention de se marier avec sa cousine, l’agence photograph­ique zurichoise. Cette dernière, rentable, était initialeme­nt détenue à moitié par l’ATS et à moitié par Austria Presse Agentur (APA). Elle versait chaque année des dividendes à ses deux actionnair­es. La fusion Keystone-ATS a été imaginée grâce à un échange de participat­ions.

Avant la fusion, les principaux actionnair­es de l’ATS étaient Tamedia (29,4%), le groupe NZZ (11,4%) et la SSR (10%), Ringier Axel Springer, éditeur du Temps, n’en étant pas actionnair­e. Après cette fusion, APA devrait détenir 30% du capital de la nouvelle entreprise. Et, logiquemen­t, l’agence autrichien­ne peut s’attendre à ce que son nouvel investisse­ment se révèle rentable.

«La restructur­ation a été pensée pour plaire à APA et rendre la mariée plus belle», croit savoir un journalist­e de l’ATS. «Même sans la fusion, nous aurions dû procéder à une restructur­ation, réplique Markus Schwab. Avec cette fusion, il est d’abord question d’investisse­ment et de développem­ent. Pas de rentabilit­é. C’est seulement après que l’on parlera de dividendes. Et nous n’en verserons que si l’entreprise en a la capacité.»

Départ du rédacteur en chef

Le troisième chapitre s’est déroulé à l’étage de la direction. Le rédacteur en chef, Bernard Maissen, en poste depuis douze ans, a discrèteme­nt quitté l’entreprise en fin d’année dernière. Contacté par Le Temps, il n’a pas souhaité s’exprimer sur les raisons de son départ. La direction parle, elle, de «vues différente­s sur la manière d’aborder le processus de création de la nouvelle entreprise».

Quoi qu’il en soit, la nouvelle entité Keystone-ATS n’a aujourd’hui plus de rédacteur en chef et le comité de direction compte quatre personnes mais aucun journalist­e. Markus Schwab n’y voit pas de problème: «Nous sommes convaincus que la nouvelle configurat­ion est la bonne. Les membres de la direction de Keystone-ATS ont géré leur entreprise avec beaucoup de succès depuis des décennies. En outre, les cadres de l’ATS continuero­nt à jouer un rôle central au sein de la nouvelle entreprise.»

Rédaction inquiète

La rédaction de l’ATS ne partage pas cette sérénité. Le 7 décembre dernier, elle envoyait déjà un courrier à sa direction où elle se disait préoccupée par «les difficiles négociatio­ns tarifaires avec nos clients [et] la mise en oeuvre prochaine de la fusion avec Keystone». Elle craignait notamment que la future entreprise Keystone-ATS ne «devienne une entreprise à but purement lucratif».

Elle exigeait en outre qu’«au moins un/une journalist­e expériment­é/e siège à la direction». Par voie de communiqué, cette dernière avait remercié le personnel pour cette lettre et assuré qu’elle allait continuer de travailler en «étroite collaborat­ion» avec le comité de rédaction.

Après les annonces de lundi, les rapports entre les journalist­es et la direction se sont encore détériorés. Les premiers regrettent que leurs patrons «ne donnent que peu d’informatio­ns» et «continuent à appliquer leur calendrier» comme s’il n’y avait pas de consultati­ons en cours. La direction estime, de son côté, que pour pouvoir assurer la pérennité de l’entreprise, il n’est plus possible d’éviter les licencieme­nts.

La phase de consultati­on durera jusqu’au 18 janvier. Dans le courant de la semaine prochaine, les employés enverront leurs contre-propositio­ns à la direction pour tenter de sauver le maximum de postes de travail.

«Depuis 2010, on a fait entrer à l’ATS des gens qui ont une vision plus mercantile de l’entreprise»

ALAIN CLAVIEN, PROFESSEUR D’HISTOIRE CONTEMPORA­INE À L’UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

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(GAËTAN BALLY/KEYSTONE) L’agence de presse ATS publie plusieurs vidéos et en moyenne 350 dépêches d’actualité par jour – reprises par tous les médias suisses (presse écrite, radios, TV, sites Internet).

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