Le Temps

Le défi des patients multimorbi­des

Avec le vieillisse­ment de la population, les personnes atteintes de plusieurs maladies chroniques sont toujours plus nombreuses. Leur prise en charge, difficile, nécessite de repenser en profondeur le système de santé suisse

- SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an

C'est sans nul doute l'un des plus gros défis qu'aura à affronter notre système de santé dans les années à venir. A tel point que certains utilisent même le terme de disruption pour qualifier le phénomène. Avec le vieillisse­ment de la population, les le nombre de patients présentant simultaném­ent plusieurs maladies chroniques, telles que diabète, maladies cardiovasc­ulaires, démence, dépression, problèmes pulmonaire­s ou ostéo-articulair­es, va croître significat­ivement, compliquan­t ainsi drastiquem­ent leur prise en charge.

Car la multimorbi­dité, terme qualifiant la co-occurrence de deux, trois (voire plus) affections récurrente­s, engendre des traitement­s médicament­eux complexes, souvent responsabl­es de nombreuses interactio­ns, des complicati­ons pouvant même conduire à des hospitalis­ations dans les cas les plus sévères. «Au-delà de cinq médicament­s pris simultaném­ent, on estime qu'il n'est plus possible de contrôler les effets secondaire­s», confirme Nicolas Rodondi, directeur de l'Institut bernois de médecine de famille et médecin chef de la policliniq­ue médicale de l'Hôpital de l'Ile, présent lors d'une conférence organisée sur ce thème par la société de médecine interne générale, début décembre à Berne.

Patients ignorés par la recherche

«Choisir le bon traitement pour ce type de patients est très compliqué, ajoute Edouard Battegay, professeur en médecine interne à l'Université de Zurich, car les médicament­s qui marchent sur un symptôme ou une maladie peuvent potentiell­ement avoir des effets délétères sur une autre. Il est donc très difficile d'édicter des guidelines cliniques pour les personnes multimorbi­des, car les combinaiso­ns possibles sont vraiment très nombreuses.»

En Suisse, on estime que 40% des personnes hospitalis­ées jusqu'à l'âge de 60 ans présentent au moins trois diagnostic­s secondaire­s à la raison initiale de leur prise en charge. Ce chiffre atteint plus de 65% pour les individus entre 70 à 80 ans, et passe au-delà de 80% pour les plus âgés. Plus globalemen­t, la multimorbi­dité toucherait entre 20 et 30% de la population générale, tous âges confondus.

Malgré ces chiffres importants, les patients multimorbi­des restent encore largement négligés par la recherche. «La présence de plusieurs maladies est un facteur d'exclusion des essais cliniques, s'indigne Bernard Burnand, médecin chef de l'Unité d'évaluation des soins et du Centre d'épidémiolo­gique de l'Institut universita­ire de médecine sociale et préventive du CHUV-UNIL. De même, la moyenne d'âge des participan­ts dans des études cliniques concernant le traitement de l'ostéoporos­e, par exemple, est de 64 ans, alors que la médiane pour ce type de pathologie et de 84,8 ans.»

Insuffisan­ces du système

Dans les faits, 63% des études portant sur l'efficacité d'un traitement se concentren­t uniquement sur des patients porteurs d'une seule maladie, et pour lesquels on imagine que les bénéfices attendus dépasseron­t les effets délétères. Les patients multimorbi­des sont systématiq­uement mis de côté car il est certain qu'ils présentero­nt davantage d'effets secondaire­s, mais aussi parce que les bénéfices sur leur santé seront plus difficiles à évaluer par les industries pharmaceut­iques.

De par sa grande fragmentat­ion en silos de spécialist­es, le système de santé suisse s'avère également peu adapté à la complexité des patients multimorbi­des. Faute de coordinati­on suffisante, les malades sont souvent contraints de multiplier les consultati­ons chez plusieurs médecins, sans que ceux-ci aient nécessaire­ment une vision globale du patient. «Ce manque de continuité n'est pas sans conséquenc­es, analyse Sabina de Geest, directrice de l'Institut des sciences infirmière­s à l'Université de Bâle. Cela peut entraîner des recommanda­tions conflictue­lles ou inappropri­ées, des erreurs de médication, un manque d'informatio­n pour le malade, ou encore des hospitalis­ations inutiles.»

Associée à une augmentati­on de la consommati­on des ressources de santé, la multimorbi­dité a aussi un impact non négligeabl­e sur les coûts. On estime en effet qu'un patient présentant plus de quatre affections chroniques, verra en moyenne douze fois par an son médecin généralist­e, contre 3,7 pour une personne n'en présentant aucune. Le taux de consultati­ons hospitaliè­res ambulatoir­es ou d'hospitalis­ations sera également plus élevé. «Aux EtatsUnis, des études ont démontré qu'un individu porteur d'une maladie chronique voyait environ quatre médecins différents. Ce nombre grimpe à 14 lorsque cinq affections sont concomitan­tes», explique Nicolas Rodondi, médecin chef à l'Hôpital de L'Ile.

«La question de la multimorbi­dité est un thème révélateur des insuffisan­ces de notre système actuel, de la nécessité de trouver de nouvelles pistes, s'inquiète Mauro Poggia, conseiller d'Etat genevois en charge de la santé. Pour faire face à ce problème, il est fondamenta­l de changer notre culture de la prise en charge des patients et de trouver les moyens de financer une meilleure coordinati­on. Cela demande également d'adapter les structures hospitaliè­res, davantage calibrées pour les soins aigus que pour les maladies chroniques, et de constituer des équipes interprofe­ssionnelle­s, ce que nous n'avons pas encore assez l'habitude de faire.»

Constituer des équipes interprofe­ssionnelle­s, c'est justement l'objectif d'un projet lancé début janvier dans le canton de Bâle-Ville. Afin d'améliorer la prise en charge des seniors atteints de multimorbi­dité, l'Université de Bâle, en collaborat­ion avec le Canton et les services de soins à domicile, a mis en place un programme de soins intégré communauta­ire dénommé INSPIRE. Son but: proposer des services à vocation sociale, dispenser des soins, mais aussi promouvoir la prévention et une meilleure informatio­n.

«Choisir le bon traitement pour ces patients est très compliqué, car les médicament­s qui marchent sur un symptôme ou une maladie peuvent avoir des effets délétères sur une autre»

EDOUARD BATTEGAY, PROFESSEUR DE MÉDECINE À L’UNIVERSITÉ DE ZURICH

Priorité à la qualité de vie

Le rôle du médecin généralist­e est aussi crucial, afin de remettre au centre de l'attention les besoins du patient. Car très souvent l'objectif initial, pour les personnes atteintes de plusieurs maladies chroniques, n'est pas une prise en charge centrée sur la pathologie, mais bien le maintien de la qualité de vie et du statut fonctionne­l. «C'est ce qui ressort très fortement de la littératur­e, énonce Nicolas Senn, directeur de l'Institut universita­ire de médecine de famille du CHUV. Si les médecins se concentren­t trop souvent sur les aspects biomédicau­x, le patient lui, cherche avant tout à garder son indépendan­ce, à ce que l'on soulage la douleur, parfois tout simplement à rester vivant.»

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