Le Temps

LE GOÛT DES LETTRES D’AMOUR

- PAR ALEXANDRE DEMIDOFF t @alexandred­mdff

Albert Camus et Maria Casarès, Vladimir Nabokov et sa femme Véra: les correspond­ances amoureuses se succèdent et deviennent des succès de librairie.

Phénoménal­e, la correspond­ance entre Albert Camus et Maria Casarès triomphe dans les librairies. Au même moment, les épîtres de Philippe Sollers à Dominique Rolin éblouissen­t, tout comme celles de Vladimir Nabokov à son épouse Véra. Enquête sur une passion contempora­ine

Sur son vélo Solex, Philippe Sollers, 22 ans, fonce vers le bureau de poste, ce coin d’absolu pour l’amoureux. Dans la poche de cet apollon bordelais, en ce mois d’août 1959 où le soleil est un dard, une lettre pour l’écrivaine Dominique Rolin, plume souveraine, c’est-à-dire sans tabou, belle comme une marquise vénitienne. Elle a 24 ans de plus que lui, une réputation et même une carrière. Ils vont s’aimer pendant un demi-siècle, à Venise, à Paris, à La Rochelle, dans des hôtels de passe, parfois. Ces jours, Lettres à Dominique Rolin, 1958-1980 (Gallimard) offrent un entrelacs stupéfiant d’intelligen­ce aiguisée, d’impatience, de tendresse hors la loi.

VLADIMIR L’INSATIABLE

Dans sa chambre chahutée à Berlin, par une nuit d’exil de 1923, Vladimir Nabokov, maigre et musclé comme un acrobate, écrit à Véra, l’inconnue d’un bal masqué, sa muse désormais, son épouse bientôt, sa chérie jusqu’au crépuscule à Montreux. Lettres à Véra (Fayard), sorti à l’automne, est une fête, le meilleur livre de 2017 selon l’écrivain et critique Frédéric Beigbeder.

Au milieu de la nuit, en ce soir d’août 1948, la comédienne Maria Casarès, 25 ans, trouve à son Albert Camus des airs d’Humphrey Bogart. «En vérité, la ressemblan­ce là-dessus devient prodigieus­e et dangereuse pour moi, durant ton absence. Si, au moins, on pouvait passer un de ses films dans ce sacré bled de platitude!» Leur dialogue s’étend pendant douze ans, jusqu’à l’accident fatal de janvier 1960 où meurt l’auteur de L’Homme révolté. Les 865 lettres de leur passion composent un mausolée aux amants fabuleux, 1300 pages en un volume qui triomphe dans les librairies.

CAMUS ET MITTERRAND AU COUDE-À-COUDE

Car si la publicatio­n de correspond­ances littéraire­s amoureuses n’a rien de nouveau, comme le note l’écrivain et biographe Pierre Assouline, le succès du pas de deux Camus-Casarès est phénoménal. «Nous en sommes au cinquième tirage, nous avons vendu plus de 45000 exemplaire­s en trois mois, se réjouit Jean-Charles Grunstein, directeur commercial aux Editions Gallimard. L’engouement n’est pas près de faiblir, même si nous n’en sommes pas encore au record qu’a atteint la correspond­ance François Mitterrand-Anne Pingeot, plus de 80000 exemplaire­s.»

A la librairie Payot Rive Gauche à Genève, on confirme la flambée. «C’est un livre qui marche du tonnerre, comme les lettres de Mitterrand, explique son gérant Christophe Jacquier. Albert Camus passionne toujours, on le constate aussi avec Le Premier homme adapté en bande dessinée par Jacques Ferrandez.»

L’aura de Camus, d’accord. La mythologie réactivée de la passion entre un écrivain splendide comme un héros hollywoodi­en et une actrice ensorcelan­te. Ces raisons éclairent en partie le succès du livre. «C’est très bien écrit surtout», appuie Pierre Assouline. Oui, mais cela ne suffit pas à expliquer l’intérêt pour ce théâtre intime et plus largement pour le genre. Alors?

LE ROMAN SECRET DE PIAF

«Les gens éprouvent peut-être la nostalgie de cette période où on attendait la lettre de l’aimé, où les sites de rencontres ne

régnaient pas encore sur nos fringales sentimenta­les», note l’écrivaine Dominique Marny, auteur de Je n’ai rien à te dire sinon que

je t’aime, anthologie où se bousculent notamment Napoléon écrivant à Joséphine de Beauharnai­s, Marcel Cerdan à Edith Piaf, Edith Piaf au champion cycliste Louis Gérardin.

«Lire des lettres d’amour de figures connues, c’est goûter à de grands romans secrets. Prenez Edith Piaf, elle promet successive­ment, à Cerdan d’abord, à Gérardin ensuite, quasiment la même chose. Elle est prête à tout arrêter pour eux, à tenir leur maison, à devenir leur fée du logis. Et tous ces serments sont couchés sur des feuilles quadrillée­s envoyées poste-restante chez des amis communs, pour éviter que les épouses ne tombent sur ces missives.»

Le poids de l’irréfutabl­e. Telle est la source du succès des correspond­ances. Elles ont à voir avec le réel, cette passion contempora­ine, comme l’explique Gilles Philippe, professeur de linguistiq­ue française à l’Université de Lausanne, qui a dirigé, entre autres, la publicatio­n des oeuvres complètes de Marguerite Duras dans la Pléiade. «Notre époque se méfie de la fiction, le lecteur d’aujourd’hui réclame que les histoires soient cautionnée­s par le réel.»

UNE CULTURE

DE LA CÉLÉBRATIO­N

Document et fable à la fois. C’est ainsi que Caroline Coutau, directrice des Editions Zoé à Genève, définit le genre. «C’est un terrain vague, j’aime en tant que lectrice cette indétermin­ation entre réalité et fiction. Prenez la correspond­ance entre Maurice Chappaz et Corinna Bille que nous avons publiée l’an passé. Ils parlent de l’éducation de leurs enfants, du besoin d’écrire de Corinna, etc. Des choses que chacun connaît. Une correspond­ance, c’est la vie même qui vous happe.»

Le quotidien oui, mais pas n’importe lequel, celui d’un auteur qui s’inscrit dans une culture de la célébratio­n, celle où Jean d’Ormesson côtoie Johnny Hallyday, observe Jérôme Meizoz, écrivain lui-même, professeur de littératur­e à l’Université de Lausanne. La figure du grand écrivain reste très présente dans l’imaginaire collectif, corrobore Gilles Philippe. «Un Michel Houellebec­q joue pleinement ce rôle.» Bref, l’auteur est un people, qu’il s’appelle Albert Camus ou Paul Auster: on projette sur lui une part de nos rêves.

LA CORRESPOND­ANCE FAITE OEUVRE

La lettre renforce ainsi la statue, mais la rend aussi fraternell­e. Elle participe de notre admiration de lecteur, sans désacralis­er son objet. C’est ce que suggère le critique Alexandre Gefen, directeur de recherche au CNRS et auteur de Réparer le monde, la littératur­e française face au XXIe siècle (José Corti). «Découvrir l’écrivain amoureux, c’est le voir dans un univers familier où il reste paré d’un don extraordin­aire. On est dans sa chambre, mais on ne se confond pas tout à fait avec lui.»

L’écrivain traversé par le désir aurait donc cet avantage: il parle de lui, mais aussi de nous. Il met des mots sur ce que nous ne savons pas dire. Fait-il oeuvre alors?

Non, si on entend par là qu’il obéit à un projet, répond Gilles Philippe. «Mais le lecteur est libre de son protocole, de dessiner son chemin dans le taillis des mots et d’y discerner une oeuvre.» «On peut lire la correspond­ance entre Corinna Bille et Maurice Chappaz comme un grand récit, avec ses thèmes et variations», confirme Caroline Coutau. Il arrive aussi qu’un écrivain envisage la publicatio­n de ses lettres comme une oeuvre à part entière. C’est le cas de Philippe Sollers donnant son accord à la publicatio­n de ses lettres à Dominique Rolin et plus encore de Maurice Chappaz, comme l’explique Jérôme Meizoz qui a dirigé l’édition de la correspond­ance Maurice Chappaz-Corinna Bille.

UNE DÉTENTE FAUVE ET UNE SAIGNÉE

«Il a souhaité après la mort de Corinna en 1979 que leurs lettres soient publiées. Elles avaient à ses yeux une valeur analogue au journal intime qu’il avait commencé après sa disparitio­n. Au fil de la lettre, il se cherche et se saisit, grâce au regard de l’aimée. C’est une forme de miroir toujours troublé qu’il offre ainsi.»

Mais alors la langue de l’amour aurait-elle une valeur poétique particuliè­re? Pas de falbalas ici. Elle charrie ses lieux communs,

«Ereintée de m’être couchée si tard la nuit dernière, je suis au lit et prête à dormir. Encore un ou deux mots. Ce que j’écris m’est égal, le seul fait de vous écrire est ce qui me plaît, c’est comme si je vous embrassais, quelque chose de physique, je sens mon amour pour vous dans mes doigts qui vous écrivent, c’est bon de sentir son amour dans n’importe quelle partie vivante de son corps, pas seulement dans sa tête» SIMONE DE BEAUVOIR À NELSON ALGREN, 24 JUIN 1947 «Mon amour, je ne pense, je ne rêve qu’à toi. Et si tu es aussi anxieuse que je le suis de t’entendre tout à l’heure au téléphone, je te plains! Un Dimanche sans lettre, c’est un petit supplice insupporta­ble. Et aussitôt, la nuit, je te vois embarquée dans je ne sais quelle aventure ou catastroph­e; il me semble que faute d’avoir touché ton papier, ton écriture, tout devient communicat­ion entre nous, mais communicat­ion soudain brouillée, incomplète…» PHILIPPE SOLLERS À DOMINIQUE ROLIN, 18 JUILLET 1960

souligne Gilles Philippe. «C’est normal, il s’agit d’être compris.» Le langage amoureux est toujours emprunté aux livres, souffle Alexandre Gefen. La Rochefouca­uld le disait à sa manière: «Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour.»

N’empêche que la parole du désir se distingue par sa dépense. Qu’importe la redite: elle fait partie du genre. Qu’importe aussi la maladresse: c’est celle du valseur trop pressé. Cette encre est muscle, détente fauve et saignée à la fois. Elle n’obéit qu’au désir, elle n’est structurée que par l’attente, elle est appel d’air, elle est irrespirab­le pour cela. Lire les mots de Sollers à Dominique Rolin, c’est toucher au nerf de l’écriture, à ce qui ne peut advenir que par elle. L’amour, dans nos représenta­tions, n’a-t-il pas partie liée avec la littératur­e, comme le rappelle Alexandre Gefen?

SIMONE DE BEAUVOIR, L’AMOUR EN ANGLAIS

Il suffit de se souvenir des lettres d’Abélard et Héloïse. La correspond­ance magnifie cette alliance. Ce qui compte, c’est moins le style que le fluide. Quand elle écrit à son «mari» américain, l’écrivain Nelson Algren, Simone de Beauvoir passe à l’anglais qu’elle maîtrise moins bien que le français. Ces lettres bouleverse­nt pourtant: le lecteur éprouve leur ressac. Dans son Journal amoureux, où elle revit «quarante siècles» de passion avec Philippe Sollers, alias Jim, Dominique Rolin a ces mots: «Ecrire, c’est aimer. Ecrire, c’est être aimé.»

«Mon tendre animal, mon amour, ma verdelette, Chaque nouveau jour sans lettre me rend de plus en plus triste, c’est pourquoi je ne t’ai pas écrit hier et maintenant je le regrette beaucoup, après avoir lu ta descriptio­n du cygne et des canetons, mon enchantere­sse, ma beauté. Tu es toujours, toujours pour moi une apparition du Tiergarten, mordorée, rose.

Je t’aime. Il y a ici des punaises et des cafards» VLADIMIR NABOKOV À VÉRA, PRAGUE, 16 MAI 1930 «Mon amour,

Je viens de recevoir ta lettre de vendredi et je me suis sentie soudain baignée dans l’éblouissem­ent de tous les printemps du monde. Ah! mon ensoleillé, oui, je veux aller à Ermenonvil­le, oui, je veillerai sur moi, oui, je revivrai, oui, oui, oui! Et j’essaierai aussi d’être belle. Hélas, pour le moment, c’est ce qui me semble le plus difficile. J’ai beaucoup vieilli ces dernières semaines. […] Quelle pitié! Pourvu que tu m’aimes encore» MARIA CASARÈS À ALBERT CAMUS, 6 MARS 1950

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(JULIEN PACAUD)

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