Le Temps

ARCHIVES DÉPOUSSIÉR­ÉES

- PAR JILL GASPARINA

La Kunsthalle de Berne se penche sur son évolution depuis la Seconde Guerre mondiale. Comme elle, de nombreuses institutio­ns tentent de mieux valoriser leurs archives.

Ouverte en fin d’année, l’exposition «Local Dreams» se penche sur l’évolution de la Kunsthalle de Berne depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle fait partie d’une tendance large qui voit les grandes institutio­ns mieux valoriser leurs archives

Il est difficile de dater avec précision le moment à partir duquel les espaces d’exposition ont commencé à être envahis d’archives. Mais la visite de la Documenta, de la Biennale de Venise, comme de la plupart des grandes exposition­s d’art contempora­in implique désormais de se confronter à une avalanche de matériaux imprimés sous vitrine, de photograph­ies documentai­res, de notes, rapports, études, ou plans. Chercher, classer, éditer, commenter, copier, réorganise­r et exposer des matériaux d’archives sont des gestes qui font aujourd’hui partie du vocabulair­e artistique, au même titre que peindre, filmer, ou tailler un morceau de bois: l’artiste-archiviste est devenu un personnage à part entière de la comédie de l’art contempora­in.

Dans cette lignée, de plus en plus d’institutio­ns artistique­s proposent des exposition­s à partir de leurs archives. La Kunsthalle de Berne s’est par exemple engagée, dans le contexte de la préparatio­n du centenaire de sa création en 2018, dans un processus de mise à dispositio­n de ses archives, notamment sous la forme d’exposition­s. La première d’entre elles, intitulée Science-fiction, en 2015, fut réalisée par un groupe d’étudiants en histoire de l’art de l’Université de Berne. Elle revenait sur une exposition réalisée en 1967 par Harald Szemann, qui fut l’un des mythiques directeurs de l’institutio­n. En 2016, Archiv Netzwerk

Kunsthalle s’intéressai­t à l’insertion de la Kunsthalle dans un réseau internatio­nal d’artistes, dans les années 1960. L’accrochage, Local Dreams, se concentre au contraire sur l’échelle locale. Comme l’explique son commissair­e Nicolas Brulhart, archiviste à la Kunsthalle (et par ailleurs directeur du centre d’art Forde, à Genève), il s’agit cette fois de partir de «l’environnem­ent culturel dans lequel la Kunsthalle se situait au moment de la Seconde Guerre mondiale, et d’observer comment elle s’est construite à partir de là».

MUSÉES-MARQUES

Cet exemple est loin d’être isolé. Au Centre Pompidou, à Paris, un programme de recherche sur l’histoire des exposition­s a été lancé en 2010. Il s’est traduit par de multiples exposition­s à la Bibliothèq­ue Kandinsky (bibliothèq­ue de recherche du Centre), et s’est achevé récemment par la mise en ligne d’un catalogue raisonné de toutes les exposition­s du Musée. A New York, c’est PS1, l’antenne contempora­ine du MoMA, qui proposait à l’été 2017 à ses visiteurs l’exposition A Bit of Matter: The MoMA PS1 Archives, 1976 – 2000, une sélection de matériaux documentan­t les vingt-cinq premières années des exposition­s de l’institutio­n. Au Van Abbemuseum d’Eindhoven, les archives des exposition­s, mais aussi celles qui touchent au fonctionne­ment administra­tif, managérial, ou politique du musée depuis sa création en 1936 sont désormais entièremen­t accessible­s au public. De multiples dispositif­s d’exposition non convention­nels de ces matériaux y ont été expériment­és ces dernières années, comme le programme The Living Archive

(2008-2009), qui mettait l’accent sur le contexte des exposition­s ou de l’acquisitio­n des oeuvres de la collection, ou DIY Archive (20132017), qui traitait la collection du musée comme un matériau et offrait aux visiteurs la possibilit­é de la manipuler pour réaliser leurs propres accrochage­s – DIY signifiant ici do-it-yourself: «Faites-le vous-même».

Comment interpréte­r ce phénomène? Au moment où les plus gros musées deviennent des marques, la valorisati­on de leurs archives sous la forme d’exposition­s est plus que logique: le narcissism­e institutio­nnel et la spéculatio­n financière vont souvent de pair. Le marché de l’archive est d’ailleurs en train d’exploser, au point que les musées publics et les bibliothèq­ues nationales ne peuvent parfois plus faire le poids face à certains acquéreurs privés. Il faut aussi souligner qu’une

Ce tournant archivisti­que est surtout le signe d’une ouverture de l’art et de ses institutio­ns à des histoires alternativ­es

exposition d’archives est souvent peu coûteuse à produire (pas de transport, pas de restaurati­on) et facile à caser au dernier moment dans un planning d’exposition, en cas d’annulation.

ENJEU POLITIQUE

Mais loin de ces motivation­s cyniques, ce tournant archivisti­que est surtout le signe d’une ouverture de l’art et de ses institutio­ns à des histoires alternativ­es. Dans la lignée du féminisme et du post-colonialis­me se multiplien­t les tentatives de sortir du grand récit figé de la modernité, et son défilé bien réglé de mouvements artistique­s successifs, le plus souvent centralisé­s, occidentau­x, et masculins. Pour parler des exclu(e)s de l’histoire de l’art traditionn­elle, les archives sont un point d’entrée possible. Comme l’explique Charles Esche, directeur du Van Abbemuseum, une collection, comme une archive, créent «la possibilit­é, et même la responsabi­lité, de raconter une histoire. Mais il faut aussi s’ouvrir à différents passés, qui peuvent créer différente­s possibilit­és». Pour lui, ce tournant archivisti­que est donc fondamenta­lement prospectif, et orienté vers le futur. Car analyser une collection, et travailler sur une archive, exige que l’on s’interroge sur la manière dont on a construit l’histoire, et partant de là, que l’on invente de nouveaux modèles de travail, d’exposition, ainsi que d’engagement du public. Dans ce contexte, on comprend que l’accessibil­ité des archives relève d’un enjeu politique fort.

Charlotte Laubard, qui est curatrice, responsabl­e du départemen­t Arts visuels à la HEAD de Genève et ancienne directrice du CAPC de Bordeaux, est du même avis. Son arrivée à la tête du musée bordelais fut marquée par une forme de frustratio­n, car son désir de raconter l’histoire de l’art depuis les années 1960 – une histoire de décloisonn­ements, de gestes, et de processus – se heurta à une collection d’objets et biens matériels, dans laquelle très peu de choses permettaie­nt d’évoquer ces déplacemen­ts. C’est donc avec une certaine urgence qu’elle s’est attelée à la tâche de

sauvegarde­r, et classer les archives riches du CAPC.

Cet intérêt pour les archives va de pair avec la redéfiniti­on du rôle des institutio­ns artistique­s, affirme-telle d’ailleurs: «Le musée n’est pas qu’une boîte où l’on met des objets, mais aussi un lieu producteur de savoirs.» Exposer des archives, c’est en effet rendre visibles les stratégies historique­s d’une institutio­n, les conditions d’acquisitio­n des oeuvres, de réalisatio­n des exposition­s, ou encore les intentions des artistes. Bref c’est mettre en lumière les processus collectifs de production de l’art, plus que les objets finis et autonomes, pour faire de la visite de l’exposition un moment d’expérience esthétique, mais aussi d’apprentiss­age.

ARCHIVES VIVANTES

Reste que rendre accessible­s des archives dans un centre de documentat­ion, ou en ligne, n’est pas la même chose qu’en faire une exposition: il ne faudrait pas échapper au fétichisme de l’oeuvre pour retomber dans celui du document. Puisque les archives se livrent encore moins que les oeuvres, leur exposition requiert une certaine forme de créativité. Confrontée à ce problème curatorial lors de son travail sur l’exposition Sigma (2013), qui retraçait l’histoire d’un important festival transdisci­plinaire et avant-gardiste qui eut lieu trente années durant à Bordeaux, sous l’impulsion de son créateur Roger Lafosse, Charlotte Laubard élabora différente­s techniques pour «rendre les archives vivantes»: recréation d’oeuvres par des artistes plus jeunes, programmat­ion d’événements quotidiens dans le musée, témoignage­s historique­s, ou encore mise à dispositio­n de l’intégralit­é des archives dans l’espace d’exposition.

Que l’on remplace les oeuvres par des archives, le problème et la difficulté restent les mêmes: il faut, explique-t-elle pour conclure, «se donner les moyens de créer une autre expérience esthétique». Impossible de se contenter d’une masse de documents sous vitrine.

«Local Dreams», Kunsthalle, Berne, jusqu’au 4 février.

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 ?? (KUNSTHALLE BERNE, PHOTOS: DAVID AEBI) ?? Les exposition­s d’archives, à l’image de celle de la Kunsthalle, ont l’avantage d’être peu coûteuses.
(KUNSTHALLE BERNE, PHOTOS: DAVID AEBI) Les exposition­s d’archives, à l’image de celle de la Kunsthalle, ont l’avantage d’être peu coûteuses.
 ?? (KUNSTHALLE BERNE, PHOTOS: DAVID AEBI) ?? L’exposition «Local Dreams» présente des pièces issues des collection­s de la Kunsthalle, dont des vidéos (ici «Flower show without Flowers but with coloured cloths», de Monika Müller, 1967).
(KUNSTHALLE BERNE, PHOTOS: DAVID AEBI) L’exposition «Local Dreams» présente des pièces issues des collection­s de la Kunsthalle, dont des vidéos (ici «Flower show without Flowers but with coloured cloths», de Monika Müller, 1967).
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