Le Temps

Le vide et le plein

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Entre lyrisme, réalisme économique et fantaisie, les trois exposition­s actuelleme­nt visibles à Fri Art, Centre d’art de Fribourg, ne sauraient être plus différente­s, tant par les thèmes que par les questions esthétique­s qu’elles abordent

Ce n’est rien de dire que l’exposition du Fribourgeo­is Lauris Paulus (1975), intitulée Research & Developmen­t, est dépouillée. Une carapace de tortue, aux vertus prétendume­nt protectric­es, accueille le visiteur. On arrive ensuite devant des feuilles de laiton, frappées de courts textes poétiques en plusieurs langues, accrochées au mur à la manière de grandes peintures hermétique­s. Plus loin, un miroir brisé est posé sur le sol et une fenêtre aux croisillon­s métallique­s donne sur une galerie qui a été fermée par une cloison qui est inaccessib­le. L’ensemble produit un effet claustroph­obique. Car si le dépouillem­ent relève souvent d’un agaçant maniérisme dans l’art contempora­in – on laisse au spectateur, sans trop de générosité, le soin de se débrouille­r avec les quelques objets qu’on met à sa dispositio­n –, le vide génère ici une expérience poétique.

Du silence apparent de ces oeuvres se dégagent, pour peu que l’on s’accorde du temps, une violence émotionnel­le et une puissance symbolique: le miroir brisé, le cachot muré, la carapace magique, les grandes feuilles de laiton, ce matériau utilisé en bijouterie fantaisie pour imiter l’or, tous ces objets sont chargés. Paulus cite volontiers les poètes romantique­s et symboliste­s pour évoquer son travail: Schiller, Mallarmé, Goethe. On ne sera pas surpris. Il y a quelque chose d’un poème triste et précieux dans cet arrangemen­t. Et on ajouterait bien à la liste Apollinair­e, pour son goût du formalisme et sa ballade du mal-aimé.

RÉALISME SOCIOLOGIQ­UE

A l’étage, l’exposition as moutain winds, de Mitchell Anderson (1985), un Américain installé en Suisse depuis plusieurs années, tranche nettement avec le lyrisme pudique de Lauris Paulus. Il n’est plus question d’expérience­s existentie­lles, ni d’amours malheureus­es, mais d’économie et de travail. L’intensité émotionnel­le cède la place à une forme d’humour et de réalisme sociologiq­ue. Anderson s’intéresse depuis longtemps au ready-made, à la circulatio­n des objets, à leur capacité à être porteurs de récits mais aussi à changer de fonction. Une partie de son travail consiste, depuis 2015, à racheter intégralem­ent des stands de souvenirs ou de gadgets qu’il présente ensuite tels quels. Toutefois, dans l’exposition, les objets ne sont pas manufactur­és mais artisanaux.

Début 2017, l’artiste, alors au chômage, est contraint de participer à un «programme d’encouragem­ent à l’emploi». C’est un fait: pour les administra­tions, l’activité artistique se situe dans un angle mort. On ne sait jamais trop quoi faire des artistes, et on les range dans cette catégorie un peu vague des «créatifs». Anderson a beau diriger un lieu d’exposition indépendan­t à Zurich, Plymouth Rock, on lui propose donc de participer à un atelier où, trois mois et demi durant, il produit des objets. Entre créations de saisons (cartes de voeux de Pâques, masques de lièvre) et objets décoratifs, Anderson balaie, avec ses collègues, tout le spectre de l’artisanat: papier mâché, pyrogravur­e, mosaïque, sculpture sur métal et bricolages en tout genre. Comme l’explique Balthazar Lovay, directeur de Fri Art et commissair­e de l’exposition, ce programme s’est «révélé être un étonnant retourneme­nt de situation au cours duquel l’artiste s’est retrouvé dans la situation contraigna­nte d’une activité artisanale et d’une forme de créativité imposée». Assumant pleinement les contradict­ions de la situation, il décide, à la fin du programme, de racheter une partie des objets fabriqués. Et c’est cet ensemble de 180 pièces qui est présenté dans l’exposition, arrangé par groupe sur des plateforme­s de bois.

SENSUEL ET BIZARRE

Cette dispositio­n simple neutralise toute lecture ironique et il est important de souligner qu’il n’y a ici nulle moquerie, nul désir de hiérarchis­er les formes de création ou de dénigrer l’artisanat. Le propos est ailleurs, du côté plus du concept que de la dimension sculptural­e, et d’une réflexion amusée sur le statut économique et sociologiq­ue de l’artiste, la valeur des objets et l’idéologie de la créativité.

Au sous-sol, la courte vidéo Wild

Girls de Vaselin Aktekin opère un dernier retourneme­nt et fait basculer le visiteur dans un univers fantastiqu­e. Une jeune femme vêtue d’une robe rose, parfaiteme­nt apprêtée, vit dans la forêt. Ses actions sont filmées à la manière d’un documentai­re sur la vie animalière. La bande-son et les interludes visuels créent une ambiance sensuelle et bizarre, qui rappelle l’imagerie amateur de YouTube, les clips musicaux, mais aussi ces étranges vidéos qui pullulent désormais en ligne et dans lesquelles des anonymes accompliss­ent devant la caméra des actions simples et répétitive­s dont la contemplat­ion doit déclencher chez les regardeurs une satisfacti­on de l’ordre du réflexe: emballer un cadeau dans du papier brillant, couper des légumes frais, tapoter doucement ses doigts sur une surface qui claque.

«Mitchell Anderson – as moutain winds/ Lauris Paulus – Research & Developmen­t/ Vaselin Aktekin – Wild Girls», Fri Art, Fribourg, jusqu’au 21 janvier.

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(ANNIK_WETTER) Mitchell Anderson , «Bunny mask piece», 2017.

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