Le Temps

LA PSY EN PÉRIL

- PAR JULIE RAMBAL t @julie_rambal

Certains affirment que la psychanaly­se est périmée. Trop longue, et coûteuse, quand le nouveau marché du bonheur offre tant de petites recettes si simples. Et connaît-elle encore les maux contempora­ins? Oui, plus que jamais, défend un nouvel essai

Adieu Sigmund? Un siècle après la révolution de la théorie freudienne de l’inconscien­t, la psychanaly­se ne séduit plus les foules. Parler des années sur un divan pour tenter d’aller mieux semble même exiger beaucoup trop d’efforts dans une époque où tout doit aller aussi vite qu’une connexion à haut débit.

Et pourtant, l’anxiété se porte toujours à merveille. Le business de la déprime est même devenu une véritable industrie que l’on nomme outre-Atlantique l’«économie de la transforma­tion». Un marché colossal de guides de self-help (aide-toi) pleins de petites recettes et de coachs du mieux-être, qui cible majoritair­ement les femmes et représente, selon les statistiqu­es, un chiffre d’affaires annuel de 11 milliards de dollars. Avec une progressio­n de 5,5% par an…

VIVRES AVEC SES TRIPES

Car l’individu supporte toujours aussi mal sa vieille carcasse, mais rêve de solutions concrètes et rapides. «On veut guérir vite», constate la psychanaly­ste et philosophe Elsa Godart, dont le nouvel essai, La psychanaly­se va-t-elle disparaîtr­e? Face à nos malaises: amis

virtuels, crise de l’ego, hypersexe… (Ed. Albin Michel), paraît ces jours-ci. «On dénombre actuelleme­nt 400 thérapies, constate-t-elle, avec souvent une nécessité de rentabilit­é. Cette exigence s’accorde à une société hypermoder­ne de l’hyperhédon­isme.» Et qui transpose son hyperconsu­mérisme sur le marché du mieux-être, faisant le jeu de coachs toujours plus farfelus.

Déprimé par les selfies d’amis sur les réseaux sociaux? Lucy Sheridan, «coach de comparaiso­n» britanniqu­e, affirme soigner ce symptôme en apprenant à «aller de l’avant», afin de ne plus «détruire son sens de l’identité à cause du bronzage des autres sur Instagram». Et les clients affluent…

En Angleterre toujours, on peut également s’en remettre à un «coach de l’intestin», telle Eve Kalinik, qui clame que «la mauvaise santé intestinal­e produit de l’anxiété. Dans dix ans, nous serons effarés par la façon dont nous avons négligé nos tripes.» On peut même s’en remettre à des «coachs menstrues» du genre de Mandy Adams, qui enseigne à «prendre en charge son niveau d’énergie pour mieux se comprendre en tant que femme».

DÉSAMOUR POUR L’ANALYSE

Freud affirmait modestemen­t que le mieux que nous puissions espérer est un malheur ordinaire. Une sagesse viennoise bien inaudible à l’heure où l’idéal de bonheur est à l’empowermen­t et la «psychologi­e positive» qui propose des ateliers baptisés «Power Patate». Ce désamour pour la cure analytique, qui a pourtant su faire preuve de quelques résultats positifs en un siècle, au profit de ces recettes gadgets réside sans doute dans la crainte qu’elle inspire désormais. Car «la psychologi­e des profondeur­s, écrit Elsa Godart dans son ouvrage, a été de chercher à comprendre comment nous fonctionno­ns intérieure­ment, psychiquem­ent», et que cette recherche par le biais de la parole ne colle plus à une société de «l’image éphémère, qui est devenue un nouveau langage qui se substitue aux mots, et qui ne laisse que peu de place au sens, à l’interpréta­tion».

L’époque, surenchéri­t celle qui s’est déjà penchée sur la problémati­que des nouveaux narcissism­es virtuels dans son livre précédent (Je selfie donc je suis. Les métamorpho­ses du moi à l’ère du virtuel, Ed. Albin Michel), est à «l’instantané­isme, c’est l’instant du clic. Nous grandisson­s dans une succession d’images sans scénario. Car l’on ne regarde pas un Snapchat comme on contemple La Joconde. La télé-réalité produit également une succession d’affects au détriment de la raison. Tandis que les posts que nous publions sur les réseaux sociaux sont lus par des centaines «d’amis», mais dans une altérité sans visage et sans écoute. Et le temps d’élaborer un discours se dissout dans cette quête de jouissance. Mais qu’en est-il du désir réel?»

SOUFFRIR POUR EXISTER

Bref, les frustratio­ns sont à leur comble, mais ce ne sont pas les nouveaux petits exercices de pleine conscience consistant à se focaliser sur l’ici et maintenant, dans une version ripolinée d’une vieille religion orientale, qui combleront les nouveaux malaises, prévient Elsa Godart la philosophe: «L’instant ne se saisit pas. Dans la pleine conscience, vous niez tout ce qui fait la densité de l’être humain, tout ce qui fonde son passé et son horizon, ses introspect­ions et ses projets. En ce sens, la pleine conscience est le déni de l’inconscien­t.»

La psychanaly­se va-t-elle disparaîtr­e? est donc un long plaidoyer pour le travail de l’analyse sur soi au travers du discours. Encore faut-il accepter l’inconfort dans un contempora­in si douillet. «La psychanaly­se demande du sacrifice, de la souffrance, de l’incertitud­e, dans un monde qui vient tuer le mystère et fait même de la mort une maladie curable. Il faut aussi accepter qu’il reste quelque chose dont nous ne pouvons pas guérir: de notre humanité. Car Dieu merci, on souffre encore! Ne plus souffrir, serait ne plus exister», poursuit la philosophe, qui liste dans son ouvrage quelques symptômes actuels pour mieux démontrer que la psy sait toujours y répondre. Reste que dans l’édition, les ouvrages de psychanaly­se classiques continuent de se réduire comme peau de chagrin, terrassés par un rayon «développem­ent personnel» glouton de cahiers d’exercices pratiques du type J’arrête de me prendre trop la tête…

UN PSY ET DES COACHS

Heureuseme­nt, constate Elsa Godart, l’individu moderne semble comprendre les limites des recettes toutes faites: «Contre les fake news et l’instantané­ité de l’image, et tout ce prêt-à-penser, il est en train d’émerger quelque chose qui est de l’ordre d’une densité intellectu­elle», affirme-t-elle.

Après tout, la quête de sens est universell­e. Et on ne voit aucune raison qu’elle sombre parce qu’on a changé de millénaire… D’ailleurs, l’homme moderne peut se révéler beaucoup moins naïf que l’économie de la transforma­tion l’envisage. Il peut même ressembler à Sébastien, quadra qui profite de tous les conforts du marché moderne du bien-être en consultant quatre spécialist­es en même temps: «J’ai un coach sportif pour me maintenir en forme, un coach d’alcool pour modérer mon addiction, un coach profession­nel pour m’aider à évoluer dans ma carrière et un psy freudien pour soigner mon âme, détaille-t-il. La psychanaly­se reste quelque chose d’efficace et je n’ai pas besoin de gourous. Mais j’aime aussi obtenir des réponses à des problémati­ques concrètes. Grâce à eux, je suis très serein et je n’embête personne avec mes petits soucis.» Le rêve…

Elsa Godart, «La psychanaly­se va-t-elle disparaîtr­e?», Ed. Albin Michel, 200 p.

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(PIERRE DUBOIS)

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