Marcher dans la ville
C’est une avenue large comme un terrain de foot comme il y en a beaucoup aux Etats-Unis. Elle est bordée de palmiers et d’eucalyptus. On est en Californie. La nuit tombe doucement sur ce quartier résidentiel de la Silicon Valley, à 45 minutes de San Francisco, à 20 minutes de Mountain View, alias Google City. Maison-jardin, maison-jardin, maison-jardin. Tout le monde est chez soi. Ceux qui ne le sont pas sont en voiture. Sur la grande avenue large comme un terrain de foot. Aussi loin que le regard peut porter, il n’y a pas de piétons. Banalité absolue pour un Américain, le phénomène frappe tout Européen en visite. Et il faut justement marcher dans ces rues vides pour en prendre la mesure. Pour sentir sur soi les regards étonnés et vaguement inquiets. Qui est cette femme qui n’a pas de voiture? Marcher, ici, c’est faire l’expérience de la marginalité.
Renversement de perspective avec un marcheur patenté, poète à ses heures et grand amateur de contrepèteries, Léon-Paul Fargue. Son professeur de français s’appelait Mallarmé et son camarade de classe Alfred Jarry. Il écrivait pour les promeneurs qui ont du «temps à perdre» et qui aiment Paris. Du temps à perdre… On comprend que c’est précisément cette expression qui a fait remonter les souvenirs d’avenues californiennes, lourdes de parfums du Pacifique mais vides de promeneurs. Marcher là-bas, c’est signifier qu’on n’a rien à faire.
Léon-Paul Fargue, lui, flânait, c’està-dire qu’il savourait le fait de perdre son temps, autrement dit, de vaquer sans plan préconçu, ouvert à la rencontre qui peut surgir au coin des rues. Des rues pleines de gens évidemment, hommes, femmes, enfants, vieillards et nourrissons qui déambulent, affairés ou rêveurs, entre la gare du Nord, la gare de l’Est et le boulevard de la Chapelle. C’est le quartier de Fargue tel qu’il le présente dans Le Piéton de
Paris, son livre le plus connu. Ecrivain-piéton, il marchait pour ressentir. La rue, disait-il, est un «music-hall où l’on est à la fois acteur et spectateur». Dans ce théâtre improvisé, on voit l’Autre, sans cesse, jusqu’à l’épuisement peut-être, jusqu’à la nausée parfois, mais il est là, faisant corps avec soi, par le simple fait de partager le même trottoir. Corps, regards, paroles: tous acteurs, tous spectateurs. Piétons inscrits dans la ville. Citoyens d’un monde en train de se faire, chaque jour.