NOËL DANS LES PAYS MUSULMANS OU LA «CIVILISATION UNIVERSELLE» EN MARCHE
Son visionnage a quelque chose de rafraîchissant. Elle dure moins de deux minutes, mais cela suffit pour faire vaciller quelques fausses certitudes dans le climat actuel de choc des civilisations et de méfiance généralisée. Venue d’Abu Dhabi, la vidéo est visible sur YouTube depuis fin décembre. On y voit un Arabe du Golfe, dans son habit traditionnel, répondre sourire aux lèvres à la question faussement naïve: «Les musulmans fêtent-ils Noël?» Fêter Noël au même titre que les chrétiens? Non, bien sûr. Mais les habitants des Emirats ont leur propre manière de vivre le 25 décembre. Se féliciter par exemple de pouvoir trouver chez eux une église à côté d’une mosquée. Ou de participer comme tout le monde, là où ils sont, à une festivité devenue un symbole globalisé, avec ses accessoires indispensables: sapin, patinage sur glace, Père Noël.
UNE CORDE DE SECOURS
Mais l’homme de la vidéo se réjouit surtout de pouvoir partager avec l’humanité entière la capacité d’être heureux, par-dessus les différences. Ce que Noël a perdu en authenticité religieuse sous l’effet de sa commercialisation serait donc compensé par le gain de rayonnement que cela lui confère auprès des autres cultures? Voilà qui change notre regard sur une fête en voie de devenir une date aseptisée, synonyme de consommation comme les autres. Cet affadissement serait-il en réalité une chance?
Dans le petit essai qui conclut le recueil de ses reportages à travers le monde (The Writer and the
World, 2002, non traduit), V. S. Naipaul tente de cerner les traits de la «civilisation universelle» qui pourrait lancer comme une corde de secours parmi les circuits de détresse qu’il lui a été donné de parcourir. C’est finalement la poursuite du bonheur qui semble lui fournir la seule clé capable de rassembler tous les hommes sous la même enseigne, d’où qu’ils viennent. Le seul moteur assez puissant pour leur permettre de s’extraire hors de leurs cultures d’origine – et des impasses qui les accompagnent souvent – sans pour autant les renier.
LA QUÊTE DU BONHEUR PERSONNEL
Arpenteur privilégié des nations postcoloniales, Naipaul décrit souvent celles-ci comme autant de halfmade societies: des sociétés que l’occupation coloniale a transformées pour toujours en les coupant de leur passé ancestral, et que le départ souvent précipité des Occidentaux a ensuite laissées au milieu du gué, comme orphelines de la modernité. Aux portes d’un univers occidental dont elles ne font pas partie, mais dont elles ne peuvent se détacher, tant il s’est imposé par-
tout. D’où leurs fuites dans les idéologies, le nationalisme ou, plus tard, le fondamentalisme religieux.
A tout cela, la quête du bonheur personnel constitue un contrepoids crédible: en ramenant l’individu à ses aspirations fondamentales, elle le libère des entraves qui pèsent sur lui et le met face à face avec le monde. Il faut dire que le romancier de Trinidad est un observateur à la fois bien et mal placé.
ENTRE PUBLICITÉ ET SYMBOLE
Bien, parce qu’il est lui-même un produit impeccable du multiculturalisme dans sa meilleure acception: issu d’une famille indienne immigrée dans les Caraïbes, Anglo-Saxon d’adoption, il se considère comme un homme sans vraies racines, ou aux racines multiples, ce qui revient presque au même. Mal, car son regard de «citoyen du monde» le rend sans doute trop confiant dans les vertus du libéralisme mondialisé qui est devenu de fait sa propre culture. Un peu comme le sapin de Noël d’Abu Dhabi, oscillant entre publicité et symbole, probablement pas assez solide pour rapprocher les peuples. Mais en l’absence d’autre chose, ce n’est déjà pas mal. Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littérature, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophique.
«L’idée de recherche du bonheur est au coeur du pouvoir d’attraction que la civilisation exerce sur ceux qui restent hors de ses frontières ou à sa périphérie. C’est une idée élastique; elle s’adapte à tous les hommes. Elle implique un certain type de société, un certain type d’esprit éclairé. […] C’est une immense idée humaine. Elle ne peut pas être réduite à un système clos. Elle ne peut pas générer du fanatisme. Mais on sait qu’elle existe et, pour cette simple raison, les systèmes plus rigides finissent par s’effacer devant elle» (V. S. NAIPAUL, «THE WRITER AND THE WORLD», TRAD. GAUTHIER AMBRUS)