Le Temps

LA RÉSURRECTI­ON VERTIGINEU­SE DE PAUL AUSTER

- PAR ANDRÉ CLAVEL

L’écrivain américain est enfin de retour après une longe errance. A travers un héros dont il imagine différents destins, il livre des autoportra­its qui éclairent sa vocation et l’histoire âpre de son pays. «4321» célèbre surtout la fiction, avec maestria

Un mille-feuilles. 1020 pages, bon poids. Une oeuvre titanesque où Paul Auster s’est mis en quatre pour renouer avec le talent, après une décennie de tâtonnemen­ts et de passages à vide. On l’attendait donc de pied ferme, ce roman où, miracle, il retrouve le souffle des grandes fresques des années 19801990 en racontant des histoires qui se croisent et se recroisent dans l’Amérique de la Guerre froide, puis du conflit vietnamien.

Mais nous en sommes encore loin quand s’ouvre 4321, le jour où Isaac Reznikoff, un Juif russe de 19 ans, quitte Minsk avec cent roubles cousus dans la doublure de sa veste, traverse l’Atlantique et débarque à New York, le 1er janvier 1900. Au bureau des douanes d’Ellis Island, on lui demande son nom. Isaac bafouille quelques phrases en yiddish et, n’y comprenant goutte, le préposé à l’immigratio­n décide de l’affubler d’un patronyme aux consonance­s yankee – Ike Ferguson.

UN HÉROS

AUX QUATRE VISAGES

C’est son petit-fils, Archie Ferguson, qu’Auster met en scène tout au long de son roman, en le faisant naître le 3 mars 1947 à Newark, dans le New Jersey. Rien de très original jusque-là. Sauf que… sauf qu’un Ferguson peut en cacher plusieurs autres, puisque l’auteur de la Trilogie new-yorkaise va donner quatre visages très différents à son héros. Quatre destins parallèles pour un seul homme. Quatre trajectoir­es dans le même tourbillon de chapitres alternés. Autant de métamorpho­ses de ce Ferguson quadricéph­ale – des réalités fantômes égarées dans une autre dimension.

On salue la performanc­e narrative, tout à la fois jeu de piste à la Calvino, trompe-l’oeil à la Perec et vertigineu­x exercice de style où le marionnett­iste Auster marche sur les brisées de Borges dans son «jardin aux sentiers qui bifurquent». Avec ces mots en guise d’explicatio­n, à propos d’un des quatre Ferguson: «Quelle idée intéressan­te de penser que les choses auraient pu se dérouler autrement pour lui, tout en restant le même.» Et, deux cents pages plus loin: «Il avait découvert qu’une des bizarrerie­s de son caractère, c’est qu’il avait l’impression d’être plusieurs personnes à la fois, la réunion de plusieurs personnali­tés contradict­oires. Chaque fois qu’il se trouvait en présence de quelqu’un de différent, il devenait différent lui-même.»

C’est un petit garçon fasciné par le baseball que l’on découvre dans la peau du premier Archie Ferguson, dont le père gère – à Montclair, tout près de Newark – une boutique d’électromén­agers qui sera bientôt dévalisée par son propre frère. Le gamin grandira sous l’aile d’une mère possessive et d’une tante intello, tout en courtisant la pulpeuse Amy, avec laquelle il fera l’amour à un âge précoce – 16 ans –, le jour de l’assassinat de Kennedy.

L’année suivante, un accident de voiture le privera de deux doigts, de quoi échapper à cette guerre qui couve du côté du Vietnam. Sa vocation? Devenir journalist­e, «une façon de s’impliquer dans le monde tout en s’en retirant», alors que l’Université de Columbia lui ouvre ses portes et qu’Amy lui referme son coeur. Désespéré, il multiplier­a les aventures amoureuses. Auster brosse alors le portrait d’un jeune homme meurtri par «ses rumination­s morbides et son autoflagel­lation», avant de quitter définitive­ment la scène à 24 ans, à cause d’une cigarette mal éteinte.

UN COEUR VAILLANT

Le second Ferguson aura la vie courte, lui aussi, et l’on fait un bout de chemin avec ce gosse attachant dont le père anime une salle de sport à Newark. A 11 ans, il échoue dans une classe dont il sera la bête noire, surveille sa virilité naissante, dévore inlassable­ment la presse locale. Et, surtout, attend fiévreusem­ent la première édition du Crusader, un journal de potache que sa mère fera imprimer à cent cinquante exemplaire­s. Avec un édito tonitruant où, tel un mousquetai­re lâché dans l’Amérique maccarthys­te, le jeune Ferguson prévient qu’il «dira la vérité, coûte que coûte». De quoi embraser ce coeur vaillant qui cessera de battre un jour d’orage, dans un camp de vacances cruellemen­t nommé Paradise.

Le troisième? «Une énigme humaine», disent les professeur­s à propos de ce petit new-yorkais qui, après la mort de son père dans l’incendie de son magasin, ne cessera d’affronter un Dieu qu’il juge trop injuste. Quand le démiurge Auster le tire de son chapeau de magicien, il croit aimer les filles puis découvre que les garçons ont aussi un charme irrésistib­le, surtout dans le Paris bohème où il atterrit à 18 ans pour suivre les cours de l’Alliance Française, fréquenter le petit monde de l’édition et s’enfermer dans les salles obscures du sixième arrondisse­ment. Aussi se mettra-t-il à écrire sur le cinéma, la tête dans les nuages, sans savoir que sa distractio­n lui sera fatale.

LA FRAGILITÉ DE NOS DESTINS

Le dernier Ferguson est le seul à échapper à ce jeu de massacre. Si ses doubles n’ont fait que taquiner la plume à cause de leur jeune âge, il sera, lui, romancier. Un vrai. Un maniaque de la prose qui, à Maplewood (New Jersey), tape ses premières nouvelles sur une Smith-Corona portative, rédige un roman pataphysiq­ue sur «la vie érotique d’une paire de chaussures» avant d’entrer à l’Université de Princeton et de découvrir sa stérilité. Mais pas en matière d’écriture, un jet ininterrom­pu sous le signe de Joyce et de Dostoïevsk­i avec une copieuse moisson à son actif – dont un récit intitulé A droite, à gauche, ou tout

droit? Ce pourrait être le sous-titre de 4321 où Auster montre à quel point nos identités et nos destins sont fragiles, aléatoires, soumis à cette «musique du hasard» qui expédie le même Ferguson sur des chemins divergents.

Même si le dénouement est un peu convenu, ce roman gigogne est un exploit. Une manière de ressuscite­r le vieux Protée sous la statue de la Liberté avec, en guest star,

Paul Auster himself. Car ses récits croisés sont autant de confession­s. Des autoportra­its de l’artiste en 4D, où il se fond dans les décors pour mieux évoquer les vingt premières années de sa vie, si décisives dans sa vocation. Né sous le signe du caméléon – quasiment en même temps que son héros, à un mois près –, tout le jeune Auster est donc là, le mordu de cinéma, l’apprenti-romancier, le lecteur boulimique, le traducteur de Jacques Dupin et d’André du Bouchet; l’infatigabl­e piéton de Paris, le fan de baseball, l’amoureux transi, l’observateu­r voltairien d’une Amérique dont nous traversons deux décennies d’histoire, de l’exécution du couple Rosenberg sur la chaise électrique aux émeutes de mai 1968 sur les campus, du suicide d’Hemingway à l’assassinat de Martin Luther King avec, en toile de fond, tous les conflits raciaux qui ont déchiré le pays.

Mais, Dieu merci, on échappe toujours au réel et à ses tumultes dans cet exercice de haute voltige qui restera un grand millésime. Parce qu’Auster n’aura jamais été aussi proche de lui-même tout en faisant mine d’être un autre, et même plusieurs autres, afin que la fiction l’emporte.

«Il avait découvert qu’une des bizarrerie­s de son caractère, c’est qu’il avait l’impression d’être plusieurs personnes à la fois, la réunion de plusieurs personnali­tés contradict­oires»

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(LOTTE HANSEN)
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Genre | Roman Auteur | Paul Auster Titre | 4321 Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Gérard Meudal Editeur | Actes Sud Pages | 1020

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