Le Temps

LA TRAQUE AU TRAQUET KURDE

- PAR ISABELLE RÜF

Un petit oiseau sert de guide à Jean Rolin, en route sur les points chauds du globe

Dans Le Traquet kurde, c’est un petit oiseau de rien du tout qui tient la vedette, de son nom savant OEnanthe xanthoprym­na, dit aussi traquet à queue rousse. Il se reproduit «dans une zone montagneus­e courant du sud-est de la Turquie à l’ouest de l’Iran, laquelle correspond assez exactement à la zone de peuplement kurde», d’où son autre nom.

Les animaux ne sont pas rares dans les livres de Jean Rolin. Dans

Peleliu (P.O.L, 2016), ne sacrifiait-il pas sa réserve d’eau à une portée de chiots abandonnés? Ici, les oiseaux lui servent de guides pour dresser une galerie de portraits d’ornitholog­ues qui jouèrent aussi un rôle politique au XXe siècle, et pour effleurer la question kurde: toujours, c’est l’approche oblique, voire anecdotiqu­e, que ce magnifique reporter privilégie. Il met au service de détails apparemmen­t anodins, de personnage­s marginaux, les ressources d’une langue subtile, complexe, anachroniq­ue, en perpétuel décalage avec son sujet, ce qui entraîne cette légèreté ironique, teintée de mélancolie, qui enchante.

VOLEUR D’OISEAUX ET ASSASSIN

La traque au traquet kurde mène d’abord sur les traces des ornitholog­ues qui l’ont repéré et étudié. Le récit se focalise d’abord sur un personnage extrêmemen­t douteux, Richard Meinertzha­gen (18781967), agent de renseignem­ent anglais et grand collection­neur d’oiseaux, auteur d’un chefd’oeuvre, Birds of Arabia, par ailleurs hâbleur, voleur, faussaire, assassin revendiqué de bêtes et de gens, et probableme­nt de son épouse, amateur de très jeunes filles, sioniste convaincu, contempteu­r des Arabes et, dans la foulée, de T. E. Lawrence, qu’il prétend avoir fessé. Un individu pittoresqu­e, connu, entre autres exactions, pour avoir rempli ses poches de petits oiseaux dérobés aux collection­s du British Museum et s’en être attribué la capture en falsifiant leurs étiquettes et pour les avoir légués ensuite au même musée. Les techniques mises en oeuvre pour le démasquer sont dignes du FBI.

Il avait pour ami/adversaire Sir St. John Philby (1885-1960), espion britanniqu­e, explorateu­r, lui aussi ornitholog­ue, ami du monde arabe, père de Kim Philby, célèbre agent double à la solde du KGB. A cet intéressan­t duo, Jean Rolin ajoute la figure de l’explorateu­r Thesiger (1910-2003), qui traversa le désert à dos de chameau. Tout ce monde d’espions, de voyageurs et de savants, grenouilla­nt au MoyenOrien­t entre-deux-guerres, forme un monde fascinant et lointain.

POÉSIE DE L’INSTANT

Plus près de chez nous, le traquet kurde a fait une incursion surprenant­e dans le Puy-de-Dôme en 2015. Le minuscule volatile entraîne Rolin jusque chez un pépiniéris­te kurde en Normandie ou à Ouessant où se rassemblen­t les ornitholog­ues, surtout mâles et britanniqu­es. Il suit aussi son oiseau dans son biotope, et c’est le plus beau passage du livre, au Kurdistan autonome, à Dohouk, dans des zones de frontière entre Iran, Irak et Turquie, marquées par la guerre et par l’exode auquel les Kurdes d’Irak sont habitués depuis longtemps.

Encore un détour par le Dakar de l’enfance de l’auteur et par la Mauritanie, autre zone de conflit, illuminée par le rose des flamants. La poésie de l’instant, l’attention au détail, les digression­s, l’ironie, le substrat politique constant, le raffinemen­t de la langue font du Traquet kurde un récit très attachant.

UN CONTE DÉSOPILANT

Dans sa collection de poche, La Petite Vermillon, La Table Ronde réédite deux courts romans de Jean Rolin: Journal de Gand aux Aléoutienn­es (Lattès, 1982) et La Frontière belge (Lattès, 1989). Le premier est le récit d’une traversée sur le Meistersin­ger, dont le capitaine, opiomane dépressif, amateur de Wagner, se replie dans sa cabine. Le narrateur se fait peu à peu ostraciser jusqu’à ce qu’on le débarque aux Aléoutienn­es, mais auparavant, il aura connu bien des escales et toute une ménagerie, dont une sorte de Marsupilam­i, le pil-pil.

La Frontière belge relève de la même veine burlesque, servie par l’écriture toujours virtuose de Jean Rolin. Un jeune homme rêve de la franchir, cette frontière qui toujours se dérobe à lui. Dans sa quête, il échoue dans la «maison du Père», un refuge qu’il partage avec ce vieillard acharné à échapper au travail, et avec trois demoiselle­s, Lilas, Rainette et Guitoune, dont la première finit mangée par les renards. Un conte désopilant, une autre facette, inattendue, du talent de Jean Rolin.

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Le traquet à queue rousse et ses pérégrinat­ions offrent à Jean Rolin l’occasion de raconter des histoires insoupçonn­ables, avec une attention au détail et une langue raffinée qui enchantent.
 ??  ?? Genre | Roman Auteur | Jean Rolin Titre | Le Traquet kurde Editeur | P.O.L Pages | 176
Genre | Roman Auteur | Jean Rolin Titre | Le Traquet kurde Editeur | P.O.L Pages | 176
 ??  ?? Genre | Roman Auteur | Jean Rolin
Titre | Journal de Gand aux Aléoutienn­es Editeur | La Table Ronde Pages | 176
Genre | Roman Auteur | Jean Rolin Titre | Journal de Gand aux Aléoutienn­es Editeur | La Table Ronde Pages | 176
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Titre | La Frontière belge Editeur | La Table Ronde Pages | 144
Genre | Roman Auteur | Jean Rolin Titre | La Frontière belge Editeur | La Table Ronde Pages | 144

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