LA TRAQUE AU TRAQUET KURDE
Un petit oiseau sert de guide à Jean Rolin, en route sur les points chauds du globe
Dans Le Traquet kurde, c’est un petit oiseau de rien du tout qui tient la vedette, de son nom savant OEnanthe xanthoprymna, dit aussi traquet à queue rousse. Il se reproduit «dans une zone montagneuse courant du sud-est de la Turquie à l’ouest de l’Iran, laquelle correspond assez exactement à la zone de peuplement kurde», d’où son autre nom.
Les animaux ne sont pas rares dans les livres de Jean Rolin. Dans
Peleliu (P.O.L, 2016), ne sacrifiait-il pas sa réserve d’eau à une portée de chiots abandonnés? Ici, les oiseaux lui servent de guides pour dresser une galerie de portraits d’ornithologues qui jouèrent aussi un rôle politique au XXe siècle, et pour effleurer la question kurde: toujours, c’est l’approche oblique, voire anecdotique, que ce magnifique reporter privilégie. Il met au service de détails apparemment anodins, de personnages marginaux, les ressources d’une langue subtile, complexe, anachronique, en perpétuel décalage avec son sujet, ce qui entraîne cette légèreté ironique, teintée de mélancolie, qui enchante.
VOLEUR D’OISEAUX ET ASSASSIN
La traque au traquet kurde mène d’abord sur les traces des ornithologues qui l’ont repéré et étudié. Le récit se focalise d’abord sur un personnage extrêmement douteux, Richard Meinertzhagen (18781967), agent de renseignement anglais et grand collectionneur d’oiseaux, auteur d’un chefd’oeuvre, Birds of Arabia, par ailleurs hâbleur, voleur, faussaire, assassin revendiqué de bêtes et de gens, et probablement de son épouse, amateur de très jeunes filles, sioniste convaincu, contempteur des Arabes et, dans la foulée, de T. E. Lawrence, qu’il prétend avoir fessé. Un individu pittoresque, connu, entre autres exactions, pour avoir rempli ses poches de petits oiseaux dérobés aux collections du British Museum et s’en être attribué la capture en falsifiant leurs étiquettes et pour les avoir légués ensuite au même musée. Les techniques mises en oeuvre pour le démasquer sont dignes du FBI.
Il avait pour ami/adversaire Sir St. John Philby (1885-1960), espion britannique, explorateur, lui aussi ornithologue, ami du monde arabe, père de Kim Philby, célèbre agent double à la solde du KGB. A cet intéressant duo, Jean Rolin ajoute la figure de l’explorateur Thesiger (1910-2003), qui traversa le désert à dos de chameau. Tout ce monde d’espions, de voyageurs et de savants, grenouillant au MoyenOrient entre-deux-guerres, forme un monde fascinant et lointain.
POÉSIE DE L’INSTANT
Plus près de chez nous, le traquet kurde a fait une incursion surprenante dans le Puy-de-Dôme en 2015. Le minuscule volatile entraîne Rolin jusque chez un pépiniériste kurde en Normandie ou à Ouessant où se rassemblent les ornithologues, surtout mâles et britanniques. Il suit aussi son oiseau dans son biotope, et c’est le plus beau passage du livre, au Kurdistan autonome, à Dohouk, dans des zones de frontière entre Iran, Irak et Turquie, marquées par la guerre et par l’exode auquel les Kurdes d’Irak sont habitués depuis longtemps.
Encore un détour par le Dakar de l’enfance de l’auteur et par la Mauritanie, autre zone de conflit, illuminée par le rose des flamants. La poésie de l’instant, l’attention au détail, les digressions, l’ironie, le substrat politique constant, le raffinement de la langue font du Traquet kurde un récit très attachant.
UN CONTE DÉSOPILANT
Dans sa collection de poche, La Petite Vermillon, La Table Ronde réédite deux courts romans de Jean Rolin: Journal de Gand aux Aléoutiennes (Lattès, 1982) et La Frontière belge (Lattès, 1989). Le premier est le récit d’une traversée sur le Meistersinger, dont le capitaine, opiomane dépressif, amateur de Wagner, se replie dans sa cabine. Le narrateur se fait peu à peu ostraciser jusqu’à ce qu’on le débarque aux Aléoutiennes, mais auparavant, il aura connu bien des escales et toute une ménagerie, dont une sorte de Marsupilami, le pil-pil.
La Frontière belge relève de la même veine burlesque, servie par l’écriture toujours virtuose de Jean Rolin. Un jeune homme rêve de la franchir, cette frontière qui toujours se dérobe à lui. Dans sa quête, il échoue dans la «maison du Père», un refuge qu’il partage avec ce vieillard acharné à échapper au travail, et avec trois demoiselles, Lilas, Rainette et Guitoune, dont la première finit mangée par les renards. Un conte désopilant, une autre facette, inattendue, du talent de Jean Rolin.