Le Temps

UN HÉRAUT ÉCOLO AVANT L’HEURE

- PAR EMMANUEL GEHRIG t @emmanuel_gehrig

L’explorateu­r prussien a réfuté l’idée du primat de l’homme sur la nature, dominant à son époque. De grands savants l’ont suivi, comme Darwin, et aujourd’hui, plus que jamais, les scientifiq­ues se fondent sur ce grand précurseur

Imaginons la scène. Quatre hommes exténués à plus de 5000 mètres d’altitude, les chaussures fendues par la roche déchiqueté­e, la barbe gelée et le nez en sang, portant sur leur dos de lourds instrument­s de mesure, dont un «cyanomètre» pour mesurer l’intensité du bleu du ciel. Et arrivés tout en haut de la montagne, cette révélation magique: la terre est un grand organisme vivant dont les éléments sont reliés les uns aux autres. Nous sommes en 1802, Alexander von Humboldt a non seulement été le premier homme à escalader le Chimborazo dans les Andes, mais il en redescend avec une vision qui va changer radicaleme­nt la vision commune de la nature et de la place de l’homme dans le monde.

Alexander qui? De son vivant, il était «l’homme le plus connu après Napoléon», tant ses aventures et ses livres ont marqué ses contempora­ins. La science a donné son nom à des plantes, à un manchot et à un calmar féroce, ainsi qu’une zone lunaire. L’Etat du Nevada, en son temps, a failli s’appeler Humboldt. Mais ce savant touche-à-tout, mort d’ailleurs dans la pauvreté, a disparu de la mémoire collective au cours du XXe siècle.

L’ATTRAIT DES TROPIQUES

Rien ne prédestina­it cet aristocrat­e berlinois à devenir l’un des tout premiers scientifiq­ues et explorateu­rs de la modernité. Né en 1769 d’une mère peu aimante et d’un père tôt disparu, élevé avec son frère Wilhelm dans l’esprit des Lumières, Alexander était supposé gravir les marches de l’administra­tion prussienne plutôt que les volcans andins. Le décès de sa mère, assorti d’un solide héritage, lui permet de partir à la conquête de ses rêves.

S’il avait vécu au temps du low cost, Humboldt aurait visité chaque recoin de la planète. Mais dans l’Europe des années 1790, les possibilit­és d’évasion sont limitées. Par chance, l’Espagne lui offre un saufcondui­t dans ses colonies d’Amérique du Sud. Alexander va voyager cinq ans à travers le Venezuela, Cuba et le Mexique, s’émerveilla­nt de la végétation et du monde animal, ramenant des caisses entières de plantes en Europe.

Découvrant la luxuriance d’un paysage en voie (déjà!) de destructio­n par la surexploit­ation forestière, le jeune scientifiq­ue saisit le lien entre l’abattage d’arbres et l’assèchemen­t du lac Valencia. Curieux de tout, Humboldt échafaude ses théories, et ramènera un très innovant Tableau physique des Andes et pays voisins. Et pour que l’aventure soit complète, il s’embarque sur un canot pour remonter le fleuve Orénoque dans les profondeur­s amazonienn­es, un voyage aussi fou que celui d’Aguirre…

UNE INSPIRATIO­N POUR LES POÈTES

Alexander von Humboldt aurait donc pu bourlingue­r sa vie entière, mais c’est de cet unique voyage qu’il a tiré ses constats. Tandis que le XVIIIe siècle comprenait la nature comme une sorte d’horloge réglée au profit exclusif de l’homme, la planète bleue de Humboldt est «une entité naturelle mue et animée par une même impulsion». Cette idée d’organisme vivant précède de plus d’un siècle et demi les idées de James Lovelock, l’inventeur de la théorie de Gaïa.

Dans ce schéma révolution­naire pour l’époque, l’homme n’est plus le «maître et possesseur des lieux» selon la formule de Descartes, mais une fraction du vivant qui a des comptes à rendre sur les dégâts qu’il cause à son environnem­ent. Humboldt met aussi à l’honneur la nature sauvage, qui n’échappera pas aux poètes du romantisme. Wordsworth le poète marcheur puise, parmi bien d’autres, aux sources humboldtie­nnes, tout comme Coleridge ou Thoreau.

ANTICOLONI­ALISTE ET ABOLITIONN­ISTE

Egocentriq­ue comme tout savant qui se respecte, mais non pas reclus, Humboldt rencontre et correspond avec nombre d’esprits de son temps: Thomas Jefferson, Simon Bolivar, Madame de Staël, Chateaubri­and et Claire de Duras (les Français étant un peu oubliés par la biographe), et bien sûr Charles Darwin, qui soignait son mal de mer en lisant du Humboldt à bord du Beagle.

Alexander von Humboldt est également un citoyen du monde qui n’a cure des passions nationales. Chambellan du roi de Prusse par nécessité, il ne voit pas pourquoi on lui reproche de vivre à Paris, alors que les deux pays sont en guerre. Anticoloni­aliste et faroucheme­nt abolitionn­iste, il ne verse en aucun cas dans les théories raciales à la mode. Avec l’âge, ses conviction­s et sa fougue restent intactes: «J’ai eu la folle idée de décrire le monde physique tout entier dans un seul et même ouvrage», écrit-il à l’âge de 65 ans, tandis qu’il démarre une série d’ouvrages intitulée Cosmos (initialeme­nt

Gaïa!). Et le voilà qui repart en expédition dans la steppe russe, visitant des mines, arpentant les monts de l’Altaï, saluant des Kalmouks, sans oublier de mesurer la couleur du ciel.

Décidément, à la lecture d’une vie si éblouissan­te, on comprend mal la mise au ban de ce Prussien hors norme. L’antigerman­isme consécutif aux deux guerres mondiales? On n’a pas oublié Bach ou Mozart pour autant! Andrea Wulf avance une jolie explicatio­n, qui résume un apport aussi crucial qu’évident: «On pourrait presque dire que sa conception de la nature nous a été transmise par osmose. Comme si ses idées étaient devenues si courantes qu’il avait disparu derrière leur évidence.»

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(PARIS, BIBLIOTHÈQ­UE DES ARTS DÉCORATIFS, PHOTO: DEAGOSTINI/ GETTY IMAGES) De son vivant, Alexander von Humboldt était «l’homme le plus connu après Napoléon». Ici, dans son étude, saisi à l’aquarelle par Eduard Hildebrand­t, en 1845.
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Editeur |
Noir sur Blanc Pages | 636
Genre | Histoire des sciences Auteur | Andrea Wulf Titre | L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt Editeur | Noir sur Blanc Pages | 636

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