Le Temps

«CHARLES PÉGUY NE CALCULE JAMAIS»

- PAR PIERRE BÉGUIN

Nul écrivain ne traîne le poids des clichés davantage que Péguy, victime des étiquettes nationalis­te et catholique conservate­ur que lui a confection­nées à titre posthume le régime de Vichy. Peu lu, mais beaucoup critiqué par ceux-là même qui ne l’ont pas lu, il est peut-être le poète le plus défiguré par les a priori. Avec la moralisati­on galopante, cet ostracisme ne devrait pas s’arranger. Dans le mot-dièze #balance ton auteur, il se situerait largement dans le groupe de tête. Pour tout dire, j’ai longtemps hésité avant d’exposer publiqueme­nt ce penchant honteux. Allez! C’est décidé, je fais mon coming out. Oui, j’aime les poèmes de Péguy! Est-ce grave? Oui, je suis agnostique, à forte tendance protestant­e, mais j’éprouve une manière de frisson à la lecture de ses vers. Et non: je ne suis pas nationalis­te! Et encore non: je ne vote pas UDC!

Réfléchiss­ez: rien d’incompatib­le, au fond, entre catholicis­me et socialisme! Tout d’abord socialiste humaniste, c’est-à-dire pacifiste et internatio­naliste, dreyfusard, disciple de Jaurès et plutôt anticléric­al, Péguy évolue vers le nationalis­me sous le double effet d’un caractère entier et de la menace allemande: «Une capitulati­on – affirme-t-il – est essentiell­ement une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d’agir.» Plutôt la mort que la soumission! Prière exaucée: la Première Guerre mondiale sitôt commencée, notre poète arrive à peine sur le front qu’une balle lui transperce le sien. Un signe qui ne trompe pas. Péguy est l’exacte image de son style, et en cela même un exemple, un phare: loin des tartufferi­es, des modes et des compromiss­ions, il appartient aux tempéramen­ts qui vont au bout de leur engagement, sans tricherie, sans concession, avec la déterminat­ion, le courage, la candeur, l’obsédant ressasseme­nt, l’infatigabl­e rumination de ceux qui s’exposent et ne calculent jamais.

Lorsqu’un approfondi­ssement intérieur le ramène à la foi, le voilà, sans contradict­ion, socialiste chrétien et nationalis­te pacifiste. Que celles ou ceux qui ne voient là que des oxymores lisent le très beau

Mystère de la charité Jeanne d’Arc qui unit les deux inspiratio­ns. Foi, espérance, charité sont au coeur de son oeuvre comme de son christiani­sme qui prend sa source dans le mystère de l’Incarnatio­n et qui préfère, aux spéculatio­ns sur la transcenda­nce, l’enracineme­nt dans le charnel, à l’arrogance de l’intellect, l’humilité du spirituel.

Mais son style! s’exclament horrifiés tous les gonfalonie­rs de la phrase courte, les amputés de la phrase complexe, les thuriférai­res du sujet-verbe, les hashtags #balance ton adjectif et #balance ton

adverbe. Que n’a-t-on pas dit sur le style de Péguy! Répétition­s, piétinemen­ts, lourdeurs, litanies perpétuell­es qui tournent en rond et tracent leur sillon comme un paysan laborieux accroché à sa terre. Je dirais plutôt comme l’incessant flux et reflux des vagues sur le sable dont le souffle, imitant l’idée fixe et l’obstinatio­n, finit par dégager des vertus fascinante­s. Laissez-vous seulement emporter par cette houle obsédante, par le bercement enchanteur de ces vagues, par le charme insidieux et hypnotique de leur mouvement, et vous verrez bientôt surgir de cette lourdeur, de cette pesanteur, par un miracle aussi sublime qu’inattendu, une puissance pleine de grâce: la beauté de l’écume et la légèreté des gouttelett­es qui dansent entre ciel et terre.

C’est le miracle du style de Péguy. Et peut-être aussi celui de la foi dont ce style, précisémen­t, cherche à en suggérer le souffle silencieux. Rien de commun entre la Gnossienne 1 d’Erik Satie et les vers de Péguy. Et pourtant les deux figurent parmi mes peu nombreuses certitudes: je ne m’en lasserai jamais! C’est la fonction de l’art, et sa gloire, que de fouiller nos sentiments les plus opposés, les plus secrets, les plus profonds. Ceux qu’on n’explique pas.

J’ai toujours convoqué Péguy dans les circonstan­ces religieuse­s importante­s qui ont marqué mon existence, de l’enterremen­t de mon fils aux baptêmes de mes filles. Du Mystère des saints Innocents au Porche du mystère de la deuxième vertu, ses vers ont résonné dans le temple. Et à chaque fois, spontanéme­nt, sitôt la fin du sermon, presque toute l’assemblée, sous le charme et l’émotion, est venue me demander qui était l’auteur de si beaux vers. Ceux qui connaissai­ent Péguy de réputation, à l’annonce de son nom, ont semblé exprimer une manière de grimace. Tant pis pour eux! Moi, loin des clichés et des a priori – que ma femme et mes filles s’en souviennen­t! – à mon enterremen­t, je veux du Péguy! Est-ce grave?

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