«CHARLES PÉGUY NE CALCULE JAMAIS»
Nul écrivain ne traîne le poids des clichés davantage que Péguy, victime des étiquettes nationaliste et catholique conservateur que lui a confectionnées à titre posthume le régime de Vichy. Peu lu, mais beaucoup critiqué par ceux-là même qui ne l’ont pas lu, il est peut-être le poète le plus défiguré par les a priori. Avec la moralisation galopante, cet ostracisme ne devrait pas s’arranger. Dans le mot-dièze #balance ton auteur, il se situerait largement dans le groupe de tête. Pour tout dire, j’ai longtemps hésité avant d’exposer publiquement ce penchant honteux. Allez! C’est décidé, je fais mon coming out. Oui, j’aime les poèmes de Péguy! Est-ce grave? Oui, je suis agnostique, à forte tendance protestante, mais j’éprouve une manière de frisson à la lecture de ses vers. Et non: je ne suis pas nationaliste! Et encore non: je ne vote pas UDC!
Réfléchissez: rien d’incompatible, au fond, entre catholicisme et socialisme! Tout d’abord socialiste humaniste, c’est-à-dire pacifiste et internationaliste, dreyfusard, disciple de Jaurès et plutôt anticlérical, Péguy évolue vers le nationalisme sous le double effet d’un caractère entier et de la menace allemande: «Une capitulation – affirme-t-il – est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d’agir.» Plutôt la mort que la soumission! Prière exaucée: la Première Guerre mondiale sitôt commencée, notre poète arrive à peine sur le front qu’une balle lui transperce le sien. Un signe qui ne trompe pas. Péguy est l’exacte image de son style, et en cela même un exemple, un phare: loin des tartufferies, des modes et des compromissions, il appartient aux tempéraments qui vont au bout de leur engagement, sans tricherie, sans concession, avec la détermination, le courage, la candeur, l’obsédant ressassement, l’infatigable rumination de ceux qui s’exposent et ne calculent jamais.
Lorsqu’un approfondissement intérieur le ramène à la foi, le voilà, sans contradiction, socialiste chrétien et nationaliste pacifiste. Que celles ou ceux qui ne voient là que des oxymores lisent le très beau
Mystère de la charité Jeanne d’Arc qui unit les deux inspirations. Foi, espérance, charité sont au coeur de son oeuvre comme de son christianisme qui prend sa source dans le mystère de l’Incarnation et qui préfère, aux spéculations sur la transcendance, l’enracinement dans le charnel, à l’arrogance de l’intellect, l’humilité du spirituel.
Mais son style! s’exclament horrifiés tous les gonfaloniers de la phrase courte, les amputés de la phrase complexe, les thuriféraires du sujet-verbe, les hashtags #balance ton adjectif et #balance ton
adverbe. Que n’a-t-on pas dit sur le style de Péguy! Répétitions, piétinements, lourdeurs, litanies perpétuelles qui tournent en rond et tracent leur sillon comme un paysan laborieux accroché à sa terre. Je dirais plutôt comme l’incessant flux et reflux des vagues sur le sable dont le souffle, imitant l’idée fixe et l’obstination, finit par dégager des vertus fascinantes. Laissez-vous seulement emporter par cette houle obsédante, par le bercement enchanteur de ces vagues, par le charme insidieux et hypnotique de leur mouvement, et vous verrez bientôt surgir de cette lourdeur, de cette pesanteur, par un miracle aussi sublime qu’inattendu, une puissance pleine de grâce: la beauté de l’écume et la légèreté des gouttelettes qui dansent entre ciel et terre.
C’est le miracle du style de Péguy. Et peut-être aussi celui de la foi dont ce style, précisément, cherche à en suggérer le souffle silencieux. Rien de commun entre la Gnossienne 1 d’Erik Satie et les vers de Péguy. Et pourtant les deux figurent parmi mes peu nombreuses certitudes: je ne m’en lasserai jamais! C’est la fonction de l’art, et sa gloire, que de fouiller nos sentiments les plus opposés, les plus secrets, les plus profonds. Ceux qu’on n’explique pas.
J’ai toujours convoqué Péguy dans les circonstances religieuses importantes qui ont marqué mon existence, de l’enterrement de mon fils aux baptêmes de mes filles. Du Mystère des saints Innocents au Porche du mystère de la deuxième vertu, ses vers ont résonné dans le temple. Et à chaque fois, spontanément, sitôt la fin du sermon, presque toute l’assemblée, sous le charme et l’émotion, est venue me demander qui était l’auteur de si beaux vers. Ceux qui connaissaient Péguy de réputation, à l’annonce de son nom, ont semblé exprimer une manière de grimace. Tant pis pour eux! Moi, loin des clichés et des a priori – que ma femme et mes filles s’en souviennent! – à mon enterrement, je veux du Péguy! Est-ce grave?