Le Temps

Se convertir pour divorcer plus vite

Au pays des 18 communauté­s, deux personnes sur dix changent de confession pour rompre leurs noces. Un système lucratif qui, avec la multiplica­tion des mariages civils, échappe de plus en plus aux autorités religieuse­s

- PHILIPPINE DE CLERMONT-TONNERRE, BEYROUTH

A Beyrouth, divorcer vous coûtera quelques jours et quelques dizaines de dollars si vous êtes musulman. Si vous êtes chrétien, la procédure sera autrement plus longue et la facture pourra grimper (frais d’avocat compris) à plus de 20000 dollars. Les couples chrétiens qui souhaitent se séparer ont fait leurs calculs, et ils sont de plus en plus nombreux à délaisser le clocher pour le minaret, histoire de pouvoir se tourner le dos mutuelleme­nt à bas coût et dans un temps record. Reportage.

Entre Léa (le nom a été changé) et son compagnon, l’idée d’un mariage musulman s’est progressiv­ement imposée. Lui, de confession grecque-catholique, ne peut se démarier de sa femme dont il vit séparé depuis huit ans. Il y a quatre ans, il a entamé une procédure d’annulation. Mais Léa, 39 ans, cheveux teints en blond, yeux sertis d’un épais eye-liner noir, s’impatiente: «L’annulation est très difficile à obtenir. C’est d’autant plus compliqué que son épouse refuse de divorcer.

Les tribunaux multiplien­t les tests et les expertises psychologi­ques, font appel à des témoins. En réalité, tout est fait pour décourager les gens!»

Alors que le jugement tarde à voir le jour, la jeune femme aimerait tomber enceinte. Or, s’il naît hors mariage, son enfant sera considéré comme illégitime. Concrèteme­nt, les «adultérins», comme on les appelle au Liban, voient leur part d’héritage paternel divisée par quatre. Le couple s’est donc résolu: dans deux mois, ils scelleront officielle­ment leur union devant un cheikh chiite. «On va juste changer de statut sur un papier, cela ne change rien à nos conviction­s. Au début, je me sentais mal de le pousser à quitter sa religion pour moi. C’était difficile à accepter, d’autant plus que nous sommes tous les deux catholique­s pratiquant­s. Mais on n’a pas d’autre solution pour pouvoir vivre ensemble et avoir une famille. Finalement, heureuseme­nt que c’est possible!» souffle la jeune femme.

Au Liban, les affaires familiales ne dépendent pas du civil mais des tribunaux confession­nels. Chacune des 18 communauté­s du pays dispose de ses propres lois. L’islam autorise les hommes à se marier quatre fois. Les Eglises orthodoxes et protestant­es reconnaiss­ent le divorce. Les catholique­s, eux, l’interdisen­t. Dans certains cas, il arrive que le Vatican prononce la «nullité» du mariage si l’existence d’un «vice de consenteme­nt» au départ est établie. Aussi, pour pouvoir divorcer plus facilement, des catholique­s n’hésitent pas à basculer d’une religion à l’autre.

Plus de 50 000 dollars déboursés

«Divorcer chez les musulmans est facile», explique Alexa Héchaimé, enseignant­e en droit à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Se convertir, se séparer et se remarier est l’affaire de quelques jours. Cette formalité ne coûte que quelques dizaines de dollars. Autrement plus longues, les procédures de divorce ou d’annulation chez les chrétiens impliquent de mettre la main au portefeuil­le. Les frais perçus par le clergé varient entre 1000 et 3000 dollars selon les confession­s. A cela s’ajoutent les honoraires des avocats, lesquels peuvent grimper jusqu’à 20000 dollars.

«Quand on n’a pas beaucoup d’argent et qu’on veut aller vite, il est beaucoup plus simple de devenir musulman. Ceux qui veulent rester chrétiens se tournent généraleme­nt vers de petites communauté­s qui n’ont pas beaucoup de moyens, comme les Assyriens», poursuit la spécialist­e. Comment expliquer ce décalage? «Les juges musulmans dépendent directemen­t du Ministère de l’intérieur, qui les rémunère. Les chrétiens n’ont aucune rentrée d’argent de l’Etat», explique l’avocat Ibrahim Traboulsi, expert en affaires matrimonia­les. Pour les communauté­s et les avocats qui gravitent autour, le système est lucratif.

Elie (le nom a été changé), de confession maronite – la communauté catholique la plus grande du pays –, a déboursé pas moins de 51 000 dollars pour «financer» son divorce à l’amiable. «Chez les maronites, l’employé du tribunal m’a demandé 1000 dollars puis le même montant pour, m’a-t-il dit, «inventer un motif valable d’annulation de mariage». J’ai refusé de payer le deuxième versement, tandis qu’on ne m’a jamais remboursé le premier», témoigne-t-il. Il décide alors de se convertir, et changera, à trois reprises, de confession. «J’ai déboursé 21000 dollars pour devenir syriaque puis assyrien. A chaque fois, les deux tribunaux ont finalement rejeté ma demande au motif que les accords entre eux et les maronites avaient changé. Ils ont ensuite refusé de me rendre l’argent que j’avais payé. Quand je l’ai réclamé, on m’a répondu que c’était un don à l’Eglise», fulmine ce maréchal-ferrant, âgé d’une quarantain­e d’années. Il obtiendra finalement gain de cause auprès des instances orthodoxes, moyennant, toutefois, un troisième investisse­ment de 16 000 dollars.

«Entre-temps, j’ai dû payer une «amende» de 4000 dollars à l’Eglise maronite pour me reconverti­r au rite maronite car les orthodoxes n’acceptent pas les assyriens, s’insurge Elie. Tout est basé sur l’hypocrisie. Les religieux s’opposent à l’instaurati­on du mariage civil au Liban parce que, pour eux, c’est un business juteux.»

Repli communauta­ire

«A l’heure actuelle au Liban, deux personnes sur dix se convertiss­ent pour pouvoir divorcer», estime quant à elle l’avocate Nayla Hatem, spécialist­e du droit familial. Ce phénomène alarme les instances catholique­s. «Que ces couples sachent que, en changeant de confession ou de religion, ils méprisent leur Eglise ainsi que les autres Eglises auxquelles ils s’affilient, ou encore la communauté musulmane qu’ils choisissen­t», fustigeait il y un an le patriarche Béchara Raï, dans un discours prononcé à l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire des tribunaux ecclésiast­iques maronites.

En 2015, le Vatican a certes quelque peu assoupli les conditions d’annulation de mariage. «Maintenant, si les deux époux sont d’accord, ça peut aller très vite. Mais cela ne va pas empêcher les conversion­s de continuer parce que divorcer est très rapide et facile chez les musulmans. Et il est aussi vrai que le mariage chrétien est difficile», concède le Père Elie Assaf. Depuis quelques années, les mariages civils à l’étranger ont explosé. Faute de pouvoir le faire dans leur pays, les Libanais convolent en noces ailleurs, le plus souvent à Chypre, à 30 minutes de vol. Le mariage civil est pourtant reconnu par l’arrêté 60LR de 1936 pour les citoyens qui choisissen­t de renoncer à leur appartenan­ce communauta­ire. Une centaine de couples y ont déjà eu recours pour célébrer leur union civile. Toutefois, souligne Ibrahim Traboulsi, «on constate depuis dix ans une tendance des juges à faire primer le mariage religieux sur le civil, conséquenc­e d’un certain repli communauta­ire». Ces évolutions ont tout de même permis de contenir l’hémorragie. «L’ampleur du phénomène est beaucoup moins importante. Avant, la moitié des couples qui souhaitaie­nt divorcer changeaien­t de religion», indique Nayla Hatem. En parallèle, des textes de loi promouvant le mariage civil sont régulièrem­ent présentés. Jusqu’à présent, aucun n’a été adopté. «Les autorités religieuse­s s’y opposent car elles veulent conserver le pouvoir sur les membres de leur communauté», conclut Alexa Héchaimé.

«Que ces couples sachent que, en changeant de religion, ils méprisent leur Eglise ainsi que les autres Eglises auxquelles ils s’affilient, ou encore la communauté musulmane qu’ils choisissen­t»

BÉCHARA RAÏ, PATRIARCHE MARONITE D’ANTIOCHE

 ?? (MOHAMED AZAKIR/REUTERS) ?? A Beyrouth, la cathédrale Saint-Georges des Maronites et la mosquée sunnite Mohamed el-Amine. Un des symboles de l’intricatio­n confession­nelle qui caractéris­e la société libanaise.
(MOHAMED AZAKIR/REUTERS) A Beyrouth, la cathédrale Saint-Georges des Maronites et la mosquée sunnite Mohamed el-Amine. Un des symboles de l’intricatio­n confession­nelle qui caractéris­e la société libanaise.

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